Tableau de Paris/369

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CHAPITRE CCCLXIX.

Tueries.


Quoi de plus révoltant & de plus dégoûtant que d’égorger les bestiaux & de les dépecer publiquement ? On marche dans le sang caillé. Il y a des boucheries où l’on fait passer le bœuf sous l’étalage des viandes : l’animal voit, flaire, recule ; on le tire, on l’entraîne ; il mugit, les chiens lui mordent les pieds, tandis que les conducteurs l’assomment pour le faire entrer au lieu fatal.

Un doux mouton succomboit au milieu de la rue Dauphine à la fatigue de la marche ; meurtri de coups, le sang lui sortoit par les yeux ; & tout-à-coup une jeune fille en pleurs se précipite sur lui, soutient sa tête, qu’elle essuie d’une main avec son tablier de gaze, & de l’autre, un genou en terre, supplie le boucher, dont le bras étoit déjà levé pour frapper encore. Cela n’est-il pas à peindre ? Quand verrai-je ce petit tableau au sallon du Louvre ?

En traversant les rues de Paris, regardant & écoutant tout, selon ma coutume, j’ai entendu un mot sublime d’une femme du peuple. Un garçon boucher, armé de son bâton noueux, vouloit accélérer la marche tardive d’un veau qui, arraché à la mamelle de sa mere, foible, ne pouvoit avancer, la femme lui crie : tue-le, barbare, mais ne le frappe point.

Lorsqu’on rapproche les images de sang & de carnage des mœurs des Gentoux ; quand on lit qu’un Gentou, à qui on avoit fait avaler de force une cuillerée de bouillon de bœuf, fut déshonoré, anathématisé, excommunié, banni de la société, abandonné de sa femme & de sa fille, qui refuserent de communiquer avec lui, parce que sa langue avoit goûté involontairement du jus d’un animal broutant, on observe avec surprise la différence qui se trouve entre l’habitant du Bengale & l’habitant de la rue des Boucheries.