Tableau de Paris/397

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CHAPITRE CCCXCVII.

Destruction du Linge.


Il n’y a pas de ville où l’on use plus de linge qu’à Paris, & où il soit aussi plus mal blanchi. Telle chemise d’un pauvre ouvrier, d’un précepteur & d’un commis, passe tous les quinze jours sous la brosse & le battoir ; & les huit ou dix chemises du pauvre here sont bientôt limées, trouées, déchirées & disparoissent pour les manufactures de papier.

Il faut du papier pour les lettres ministérielles & pour l’impression des opéra-comiques, mais non aux dépens de la chemise du précepteur. Aussi celui qui n’en a qu’une ou deux, ne les livre pas au battoir des blanchisseuses ; il se fait blanchisseur lui-même, pour conserver sa chemise. Et si vous en doutez, passez le dimanche dans l’été sur le Pont-Neuf, à quatre heures du matin, vous verrez sur le bord de la riviere, au coin d’un bateau, plusieurs particuliers qui, vêtus à crud d’une redingotte, lavent leur unique chemise ou leur seul mouchoir. Ils étendent ensuite cette chemise au bout d’une méchante canne, & attendent pour l’endosser que le soleil l’ait séchée.

D’autres se tiennent au lit jusqu’à ce que la blanchisseuse soit arrivée. Ils ont déjà la tête bien poudrée, mais ils n’ont point encore de linge.

Il n’y a pas de lieu sur la terre, je le répete, où l’on use plus le linge à force de le frotter. On entend à un quart de lieue le battoir rétentissant des blanchisseuses ; elles font aller ensuite la brosse à tour de bras ; elles rapent le linge au lieu de le savonner ; & quand il a été cinq à six fois à cette lessive, il n’est plus bon qu’à faire de la charpie.

Les commis de bureaux, les musiciens, les peintres, les graveurs, les poëtes achetent du drap, du galon, & même des dentelles ; mais ils n’achetent point de linge. Un beau monsieur ne met une chemise blanche que tous les quinze jours ; il coud des manchettes à dentelles sur une chemise sale, saupoudre son col au point qu’on en voit la marque sur son habit de velours. Voilà le Parisien en gros ; il paie le perruquier avant tout ; il lui faut un perruquier tous les jours ; mais la blanchisseuse ne paroît que tous les mois.

La pauvre fille fait de longues remontrances sur les chemises délabrées, qui vont tomber en loques sous les coups de battoir ; le maître des chemises trouées temporise, & en sa présence, revêt à crédit un habit de vingt pistoles ; il ne dépensera pas deux louis chez la lingere ; il remettra toujours cette dépense à l’année prochaine.

Le Parisien qui n’a pas dix mille livres de rente, n’a ordinairement ni draps de lit, ni serviettes, ni chemises ; mais il a une montre à répétition, des glaces, des bas de soie, des dentelles ; & quand il se marie, il faut qu’il fasse l’emplette totale du linge jusqu’aux torchons. Des ménages qui ne sont pas dans l’indigence, vous donnent bien à dîner ; mais la nappe de la table est grossiere & rapiécée. Horreur du linge ; voilà la devise du Parisien. C’est apparemment parce qu’on le déchire incessamment, & qu’il redoute le battoir & la brosse des blanchisseuses.