Tableau de Paris/398

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CHAPITRE CCCXCVIII.

Caisse de Poissy.


Monopole qui en enfante plusieurs autres ; usure évidente & énorme, que M. Turgot avoit coupée, mais sans en détruire les racines, & qui s’est promptement régénérée lors de son départ.

On mange à Paris des bœufs de Suisse ; ils sont meilleurs que dans le pays même. C’est que ces animaux qui sortent de ces abondans pâturages, viennent à pied à Paris ; la marche fond un peu leur graisse qui se mêle à leurs chairs ; elles en acquierent un suc particulier ; aussi le bœuf est-il excellent dans la capitale.

On a beaucoup écrit pour & contre la caisse de Poissy ; on a fort bien démontré qu’il n’y avoit pas de proportion entre la sûreté des avances & l’intérêt qu’on en exigeoit. Il paroît que les intéressés font des gains trop considérables ; mais il faut l’avouer, (car il faut balancer en tout le pour & le contre,) sans eux peut-être les fournitures ne seroient pas si régulieres ni si abondantes ; le prix de la viande hausseroit & baisseroit ; il n’y auroit rien de fixe, ce qui seroit excessivement dangereux pour Paris.

En politique, le bien sort du mal ; rien ne doit être asservi à des regles trop exactement rigoureuses ; les spéculations du moraliste sont perpétuellement dérangées par la pratique & l’expérience journalieres. La caisse de Poissy, malgré l’impôt incessamment renouvellé, fait que le prix de la viande se maintient à un taux qui n’est pas excessif ; elle vaut neuf à dix sols la livre. Quand on songe à la prodigieuse consommation & aux épizooties, on est encore étonné qu’elle soit régulierement fournie dans tous les tems à ce prix invariable.

Mais voici un autre impôt bien plus lourd, & que les riches mettent sur les pauvres.

Les bouchers fournissent les grosses maisons de ce qu’il y a de meilleur dans le bœuf ; ils vendent au peuple ce qu’il y a de moindre, & ils y ajoutent encore des os qu’on appelle ironiquement réjouissances. D’ailleurs leur balance, quoique romaine, n’est pas toujours scrupuleuse. J’ai vérifié le délit plusieurs fois, & je le dénonce aux magistrats. Puis la pauvre servante d’un petit ménage est assez mal reçue ; son chétif achat rend le boucher impérieux ; il livre ce qu’il veut, il pese comme il l’entend, il rudoie la domestique ; & avant qu’elle ait pris le parti d’aller porter sa plainte chez le commissaire, peu curieux d’écouter les servantes, elle entre chez un autre boucher. Mais si la concurrence allege le joug imposé aux petits ménages, c’est-à-dire, aux trois quarts de Paris, elle ne le détruit pas ; & n’est-ce pas assez de ce que le Parisien paie, sans que le boucher le vexe encore ?