Tableau de Paris/399

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CHAPITRE CCCXCIX.

Vieilles Enseignes.


Chez les marchands de ferrailles du quai de la Mégisserie, sont des magasins de vieilles enseignes, propres à décorer l’entrée de tous les cabarets & tabagies des faux-bourgs & de la banlieue de Paris. Là tous les rois de la terre dorment ensemble : Louis XVI & George III se baisent fraternellement ; le roi de Prusse couche avec l’impératrice de Russie ; l’empereur est de niveau avec les électeurs ; là enfin la thiare & le turban se confondent.

Un cabaretier arrive, remue avec le pied toutes ces têtes couronnées, les examine, prend au hasard la figure du roi de Pologne, l’emporte, l’accroche & écrit dessous : au Grand Vainqueur.

Un autre gargotier demande une impératrice ; il veut que sa gorge soit boursouflée, & le peintre sortant de la taverne voisine, fait présent d’une gorge rebondie à toutes les princesses de l’Europe.

Le même peintre coëffe d’une couronne de laurier une tête de Louis XV, lui ôte sa perruque & sa bourse, & voilà un César.

Toutes ces figures royales ont d’étranges physionomies, & font éternellement la moue à la populace qui les regarde. Aucun de ces souverains ne sourit au peuple, même en peinture ; ils ont tous l’air hagard ou burlesque, des yeux éraillés, un nez de travers, une bouche énorme ; voilà la beauté que le pinceau accorde à ces fameux potentats, soit morts, soit vivans.

La populace va boire & danser sous les auspices de ces princes qui se font la guerre, parce que (ainsi que le disoit un sage & profond ribotteur) ils ne choquent jamais le verre entr’eux.

Quand je vois toutes ces vieilles enseignes pêle-mêle confondues, comme on les change, comme on les marchande ; quand je songe aux destinées qui promenent de cabarets en cabarets ces grotesques portraits de souverains, au vent qui les balotte, aux épithetes dont le barbouilleur (ennemi né de l’orthographe) les décore, à leur dernier emploi enfin, qui est de guider les pas chancelans des ivrognes, il me prend envie de composer sur ces métamorphoses & sur ces vicissitudes de la royauté, un petit dialogue où ces augustes enseignes converseroient entr’elles à la porte des bouchons.

Si je ne le fais pas ici, du moins je le propose à quelqu’un de mes confreres. Quel plaisir d’entendre le roi de*** apostropher le roi de***, & lui dire : cousin ! si l’histoire nous peint comme nous a peints ce barbouilleur, hem ! — Eh bien, quel mal ? ainsi fait la gazette. — Mais si le vrai peintre survenoit, cousin ! serions-nous alors plus jolis ? — Oh ! la ressemblance exacte, qui la saura ? — Ne peut-on pas la deviner ? — Non, jamais. — Jamais ; vous croyez ? — Oui ? je le crois. — Oh ! tant mieux, cela me rassure ; il est moins déplaisant d’avoir la pluie sur le corps toute l’année & de faire la grimace aux passans, que de rencontrer une plume… Eh bien, mon cher confrere, de grace, continuez donc ce petit dialogue ; qui vous en empêche ?