Tableau de Paris/401

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CHAPITRE CCCCI.

Perruque à trois marteaux.


Cette perruque frappe singuliérement tout étranger ; mais elle paroît souverainement bizarre aux yeux d’un Anglois. L’homme qui la porte est en habit noir, avec une veste brodée en or ; puis il a sous le bras un petit morceau de toile noire, lequel figure un chapeau écrasé. S’il pleut, il oppose à la pluie ce chiffon triangulaire & en fait un abri à sa perruque poudrée. Un large ruisseau, enflé par les gouttieres, se présente ; un décrotteur fait sortir d’une longue allée un pont à roulettes ; l’homme en perruque passe sur ce pont chancelant, glisse, trébuche, se releve tout mouillé, se sauve, & le décrotteur court après lui, réclamant encore trois deniers pour le passage.

Ce pont mobile est enlevé chaque fois qu’il passe une voiture. Malheur à celui qui le franchit d’un pas lent ! On l’entraîne lui & le pont, & il est fort heureux quand les pieds des chevaux n’ont fait que l’arroser des jambes à la tête.

Celui qui passe sur ce pont a l’air de danser sur la corde, tant il est obligé de se tenir en équilibre. Il échoue quelquefois sur l’arc-boutant qui est un pavé irrégulier. S’il est habile & heureux, il en est quitte pour faire un grand saut & retomber sur un parasol voisin, qu’il creve au risque de se crever lui-même un œil.

On s’arrête malgré soi, on se met aux fenêtres lorsqu’on apperçoit arriver de loin des cheveux longs & des frisures éventées. Comment franchiront-ils la redoutable planche ? C’est presque le pont aigu dont parle Milton. La lutte de deux parasols inhabiles à ne pas se croiser comme il faut, survient quelquefois au milieu de la planche : alors les deux champions s’embrassent dans leur élan, tournent sur le talon & s’envoient réciproquement aux deux bouts opposés. Le maître du pont tend les deux mains pour attraper son liard ; il crie après celui qui le fraude & veut l’obliger à repasser. Pendant ce tems il perd quatre à cinq péages, & vu la foule, il n’est plus maître de sa planche ; il crée sur-le-champ un commis, mais qui bientôt est obligé comme lui de prendre ce qu’on lui jette.

Vous aurez ce spectacle pendant deux heures entieres au carrefour de la rue Ticquetonne, la premiere fois qu’une averse aura fait enfler le ruisseau qui n’a là ni pente ni cours.