Tableau de Paris/415

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CHAPITRE CCCCXV.

Latiniste.


Aujourd’hui le petit bourgeois (qui ne sait pas lire) veut faire absolument de son fils un latiniste. Il dit d’un air capable à tous les voisins auxquels il communique son sot projet : oh ! le latin conduit à tout ; mon fils saura le latin.

C’est un très-grand mal. L’enfant va au college, où il n’apprend rien : sorti du college c’est un fainéant qui dédaigne tout travail manuel, qui se croit plus savant que toute sa famille, & méprise l’état de son pere. On l’entend décider sur tout.

Cependant il faut qu’il vive ; quel état va-t-on lui faire prendre, à quoi est-il propre ? Son pere n’a point de fortune : on le lance dans l’étude poudreuse d’un procureur ou d’un notaire, & puis voilà mon jeune homme qui postule une place de clerc, de commis, d’homme d’affaires : le plus souvent il ne l’obtient pas. Oh ! le latin conduit à tout.

Au bout de douze ans, le pauvre pere est détrompé, il ne sait plus que faire de son fils ; il lui reste à charge à la maison ; le latiniste ne sait plus se servir de ses bras, il est trop tard pour embrasser un métier, puis ce docteur qui sait quatre phrases de Cicéron croiroit déroger. Inutile à lui-même & aux autres, il va par-tout sollicitant de l’emploi. Il ne connoît ni le monde ni les anciens. Il a fait des thêmes & des versions sous la dictée de quelques pédans qui font leur classe machinalement, & qui s’intéressent fort peu à leurs disciples, parce qu’ils sont toujours payés, soit que les écoliers apprennent, soit qu’ils n’apprennent pas.

Le gouvernement devroit interdire au plutôt ces colleges de plein exercice, où il n’y a réellement que l’apparence de l’éducation ; elle semble gratuite ; elle pompe les plus précieuses années de la jeunesse. Les petits bourgeois qui n’ont rien à payer précipitent en foule leurs enfans dans ces classes stériles, pour les retrouver au bout de dix ans plus sots, plus gauches & plus neufs que s’ils avoient été élevés chez un paysan, qui du moins leur auroit donné l’éducation physique & la connoissance du potager.

N’est-il pas ridicule & déplorable de voir des boutiquiers, des artisans, des domestiques même, vouloir élever leurs enfans ainsi que font les premiers citoyens, se repaître d’une profession imaginaire pour leurs descendans, & répéter imbécillement d’après le régent de sixieme : oh ! le latin conduit à tout.

Les colleges de plein exercice, indiscrétement ouverts à tout le monde, ne font que verser sur le pavé de Paris une multitude d’inutiles sujets qui, avec une éducation ébauchée, vont corrompre tous les états où ils se glissent. Ce fléau s’étend & se propage, & menace la société d’un déluge de fainéans & d’oisifs. Je le répete avec entiere & pleine connoissance de cause, il seroit tems de fermer ces colleges, si le gouvernement ne veut pas que la prochaine génération des Parisiens ne soit composée que de parleurs, de libertins, de demi-docteurs, & de toute cette race qui va achever de ruiner la fortune paternelle en vaguant toute l’année dans les spectacles, dans les cafés & dans les mauvais lieux. Interrogez cette troupe vagabonde, elle sort des colleges.

Il faudroit qu’il fût enjoint au petit bourgeois de donner un métier à ses enfans, au lieu de les envoyer sur les bancs de ces classes où tout ces vils régens volent au roi son argent, & à la jeunesse le tems le plus propre a apprendre des choses utiles.

Je n’ai point fait, je le déclare, de chapitre plus important que celui-ci ; & tous les gens sensés & instruits en feront le commentaire. Plus d’un pere en le lisant, dira en gémissant : il a raison, mon fils a perdu son tems & ses mœurs, parce que j’ai voulu qu’il étudiât au college. La gangrene augmente dans la petite bourgeoise ; le mal presse, & il est tems que l’on y porte remede sérieusement.

Les études qui regardent les langues anciennes & les belles lettres, conviennent peut-être à quelques esprits privilégiés, qui dans la suite en tireront quelques fruits ; mais il n’y a aucun avantage pour l’état ni pour les disciples, à enseigner indistinctement à tous ceux qui se présentent l’Énéide de Virgile & les Décades de Tite-Live.

L’université de Paris, qui au lieu de sortir de la fange de ses honteux préjugés, s’y enfonce chaque jour davantage, n’a-t-elle pas délibéré derniérement qu’il falloit enseigner pardessus le marché à un petit écolier de sixieme la syntaxe grecque, pour le disposer à la lecture d’Homere ? Un pauvre enfant revient à la maison avec les livres de Tacite & les plaidoyers de Démosthenes, & il les dépose sur le comptoir graisseux de son pere l’épicier-droguiste, ou sur le poële du portier d’un hôtel.