Tableau de Paris/416

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CHAPITRE CCCCXVI.

Francs-Bourgeois.


Espece de pauvres honteux, toujours endimanchés & complètement vêtus de noir, coëffés d’une grosse perruque très-poudrée. Ils vous accostent dans les églises & aux promenades, & vous content à voix basse leur prétendue misere. Ils ont le don des larmes & l’art de la persuasion. Plusieurs se contentent de soupirer avec un geste suppliant, & ce geste muet & expressif vous touche plus que toutes les paroles. Si vous les refusez, ils n’insistent pas & vous quittent avec un véritable signe de douleur ; vous êtes ému malgré vous ; vous revenez sur leurs pas & leur donnez quelque chose.

Tandis qu’ils jouent leur rôle silentieux, leur femme ou leur maîtresse, mises en demi-dévotes ou en plaideuses, s’introduisent dans les maisons avec des lettres particulieres, qui commencent par faire l’éloge du cœur compatissant de la maîtresse du logis. À l’aide de quelques circonstances dont elles sont bien instruites, elles demandent quelques secours pour alléger la situation déplorable où elles se trouvent. Le plus souvent elles ne parlent pas pour elles-mêmes, elles parlent en faveur d’une femme en couche, d’un prisonnier, d’une veuve, d’un orphelin. Le fil de leur histoire est tissu de maniere que vous écoutez avec intérêt jusqu’au bout, & que vous déliez les cordons de votre bourse.

Un de leurs stratagêmes est de lâcher par la ville un de leur marmot qui paroît perdu & qui crie qu’il a faim ; la mere éloignée le suit de l’œil, une bonne ame recueille l’enfant, & le soir arrive la mere éplorée, qui joue, comme la Dumesnil, une scene attendrissante. Elle s’accuse, dans son prétendu désespoir & en se frappant la poitrine, d’avoir voulu abandonner son enfant ; mais la nature plus forte, lui a ordonné de voler sur ses traces & de le reprendre, dût-il partager encore sa profonde misere & expirer de besoin entre ses bras.

La famille attendrie soulage de son mieux la mere & l’enfant. Jusqu’à de faux abbés se mêlent de ce métier, dont les ruses enlevent aux bons pauvres ce que l’humanité leur avoit réservé.

Il est de ces francs-bourgeois qui depuis vingt ans ne subsistent que par le rôle journalier d’indigent ; & ils s’en acquittent de maniere à tromper les yeux les plus clairvoyans.

Il est donc assez difficile de distinguer un véritable pauvre honteux de ces francs-bourgeois, qui sont très-dangereux en ce qu’ils détournent à leur profit les sources de la charité, trop peu abondantes pour qu’elles puissent s’égarer sans causer un dommage considérable à la portion de l’humanité qui souffre réellement.

Il faut donc que l’homme charitable sache encore à Paris à qui il adresse son aumône, afin de ne point répandre sur un comédien ce ce qu’il destinoit à l’infortune toujours timide, cachée & étrangere à toute espece de rôle.