Tableau de Paris/417

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CHAPITRE CCCCXVII.

Le nouvel Enrôlé.


On a remarqué qu’il s’enrôloit beaucoup de jeunes gens le jour que le roi faisoit sa revue. Le spectacle des évolutions militaires, le tambour qui bat, les casques, les drapeaux séduisent la jeunesse, & l’ouvrier obscur, ennuyé d’un travail sédentaire & journalier, brûle de quitter l’attelier pour aller figurer dans ces bataillons bleus qui passent sous les regards du roi.

Il va signer son nom dans un cabaret de Neuilli, & le voilà adjoint aux héros qui vont cueillir les lauriers des batailles. L’artisan a vu tant de soldats assemblés dans la plaine, qu’il n’a pu ce jour-là dompter l’envie d’en aller augmenter le nombre.

Si le roi ne faisoit pas la revue tous les ans avec ce grand appareil, il perdroit à coup sûr beaucoup de soldats.

Quand cet ouvrier s’est donc vendu dix écus vers la plaine des Sablons, & qu’il a fait enfin ce jour-là un bon repas, le recruteur lui dit le lendemain : mon cher ami, j’attendois la voiture du régiment, elle ne vient pas, je ne sais pourquoi ; mais il fait beau, marchons à pied, nous gagnerons de l’appétit.

Il ne s’agit en effet que de faire cent trente lieues à pied. À la premiere journée, le recruteur dit au pauvre fantassin harassé : nous entrerions bien dans cette auberge, mais comment coucher dans des lits où tout le monde a couché ; entrons chez ce bourgeois, il nous donnera de la paille fraîche. Le roi lui a recommandé de nous bien traiter ; s’il ne nous traitoit pas bien, le ministre le sauroit & en informeroit le roi.

On entre dans la maison nue, & l’éloquent recruteur ajoûte : mes amis, le roi vous fait servir de la chair crue, parce que chacun suivra son goût ; l’un l’aime rôde, l’autre bouillie, celui-ci plus cuite ; faites rôtir votre viande. Voici un pot de vin nouveau ; c’est assez pour vous rafraîchir ; le vin nouveau d’ailleurs vaut bien le vieux.

Arrivé au régiment, on lui dit le lendemain : mon ami, vous avez parcouru hier la ville, quand vous vous promeneriez encore demain, vous verriez toujours la même chose, autant vaut vous amuser autrement ; allez vous mettre à la muraille. On le fait tenir droit comme un piquet ; on le redresse ; on lui abat les épaules & on lui dit : vous en aurez meilleure grace devant les dames.

La charlatanerie du recruteur est non seulement autorisée, mais encore récompensée. Et ce même homme qui pour la premiere fois touche une épée, quand il aura été plongé dans l’esprit de corps, n’en deviendra pas moins un brave soldat, capable des actions les plus héroïques. Qu’est-ce que l’esprit de corps, qui métamorphose un doreur sur cuivre, un marmiton de cuisine en zélés défenseurs de leur patrie, qui à six mois de là leur fera planter la baïonnette dans la muraille pour, au défaut d’échelle, escalader ainsi une haute forteresse ? L’esprit de corps ? C’est ce qu’on voit, ce qu’on sent, ce qu’il est presqu’impossible de définir, ce que produit enfin le nom du régiment, où personne ne recule quand il a bu une fois à la santé du roi dans un cabaret de Neuilli, le jour d’une revue.