Tableau de Paris/418

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CHAPITRE CCCCXVIII.

Promenades publiques.


Les Parisiens ne se promenent point, ils courent, ils se précipitent.

Le plus beau jardin se trouve désert à telle heure, à tel jour, parce qu’il est d’usage ce jour-là de faire foule ailleurs. On ne voit pas la raison de cette préférence exclusive ; mais cette convention tacite s’observe exactement.

Dans l’allée choisie où reflue la multitude, on s’y embarrasse, on s’y heurte, on s’y coudoie, & les flots n’y sont pas moins agités que ceux des spectacles.

Tantôt la poignée d’une épée s’engage dans les plis d’un falbala dont elle arrache un lambeau. Tantôt le bout du fourreau s’arrête dans une garniture de points & déchire une vingtaine de mailles. Les boutons des habits emportent les fils délicats de la blonde des mantelets, & l’on n’est occupé qu’à faire une profonde inclination aux femmes dont le pied presse involontairement la robe.

Là les douairieres ont le tic de faire l’enfant, & les filles de douze ans affectent l’air de l’âge mûr & réfléchi ; de sorte qu’à Paris l’aimable adolescence n’est pas plus de mise dans la société que sur le théatre.

Point de visage féminin qui ne s’étudie à dissimuler sa date. Que de soins secrets pour dérober les rides naissantes ! Mais le grasseyement d’une prononciation débile ne sert pas à déguiser les années.

Les filles entretenues ont pris le parti de se mettre très-décemment ; & si elles continuent, il faudra les connoître pour ne point se tromper, & pour les distinguer d’une honnête bourgeoise.

On s’apperçoit dans toutes ces promenades, que les femmes ont grand besoin de voir & d’être vues.

L’œil fait à lui seul presque toute la physionomie. Point de visages gracieux, quelques réguliers qu’ils puissent être, sans l’expression du regard. On rencontre de ces fronts polis & colorés qui sont des figures fort insipides, faute de l’œil qui n’exprime pas quelques qualités de l’esprit. L’œil doit être transparent comme le diamant. Une certaine langueur douce le rend bien plus beau que ne fait la vivacité. L’œil ne doit prendre aucune forme géométrique. Les yeux ronds ou absolument oblongs, ou saillans ont peu d’agrément. Comme c’est l’ame qui fait le regard & que les belles ames sont en petit nombre, les beaux yeux sont assez rares. Il y a le feu de la jeunesse qui, à un certain âge, leur prête du brillant ; mais l’on reconnoît que ce sont des yeux passionnés, & non des yeux qui aient l’expression du sentiment.

Lorsque les plumes flottoient sur les têtes de nos belles, c’étoit un coup-d’œil fort agréable que de contempler du haut de la terrasse des Tuileries tous ces panaches mobiles & ondoyans, qui brilloient parmi les flots de promeneurs.

Il n’est pas difficile d’y deviner les états. Ici un gros procureur foule pesamment la terre & brise la chaise sur laquelle il s’assied ; un abbé légérement penché sourit à propos, & sa face joyeuse & chérie annonce qu’il vit dans une molle & profonde indolence à l’appui d’un riche bénéfice. Une douairiere immobile paroît insensible à tout ce qui se passe autour d’elle. Ici l’on voit des visages étourdis ; là des fronts soucieux. L’un vient pour se reposer, l’autre pour se distraire d’un sombre désespoir.

On s’entasse quelquefois dans la partie la plus désagréable du jardin, & là les grouppes tumultueux qui vous piétinent sans miséricorde obligent le convalescent & le goutteux à se réfugier dans des allées écartées & solitaires.

Depuis peu, des filles publiques & bien vêtues se rangent en plein jour sur des chaises au coin d’un arbre, & de là raccrochent les passans, non avec le bras, mais avec un regard qui vous fait baisser la vue. Elles attendent vers le midi que quelqu’un leur offre à dîner. Rarement manquent-elles leur coup ; il y a toujours quelques officiers en semestre, quelques libertins désœuvrés qui s’en emparent : elles se rallient entr’elles & se prêtent la main pour embaucher les dupes & les imprudens, & former ce qu’on appelle parties quarrées.

Cette impudence si visible qu’éclaire encore l’œil du soleil, au milieu d’un jardin l’honnête bourgeoisie est obligée de détourner les regards ; ce mépris non voilé des bienséances est ce qui révolte le plus le partisan de la décence publique.

Il devroit être enjoint à ces créatures d’attendre du moins l’ombre & les tenebres, comme elles faisoient ci-devant, afin que le désordre n’eût point ce front scandaleux qui déshonore un jardin royal, & qui force la mere de famille à sortir précipitamment de telle allée & à n’oser aller s’asseoir sur tel banc. La jeune fille à ses côtés, qui tient l’aiguille toute la semaine, n’ose lever les yeux ; elle n’apperçoit que la chaussure de l’altiere courtisanne, & cette chaussure suffit pour lui inspirer des envies qu’elle n’avoit pas. Ou est donc la récompense de la vertu, se dit-elle à elle-même ?