Tableau de Paris/420

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CHAPITRE CCCCXX.

Déménagemens.


Les déménagemens ordinaires ont quatre termes : vous voyez tous les trois mois, depuis le 8 jusqu’au 20, des charrettes surchargées de meubles qui circulent pesamment dans tous les quartiers. Ce sont des mutations éternelles ; tel fauteuil délabré, décelant son ancien service, va du fauxbourg Saint-Germain au fauxbourg Saint-Antoine. On le promene ainsi depuis dix années qu’il suit son maître errant ; & il faut que toute la ville, bon gré mal gré, voie la chaise percée qui voyage. La duchesse qui passe n’en est pas exempte.

Il y a des gens qui déménagent aussi fréquemment que les filles de joie, parce que faisant de nouvelles connoissances, ils transportent autant de fois leur mobilier dans le voisinage qui leur convient. L’un fuit un désagrément de location, & tombe dans un autre pire encore qu’il ne soupçonnoit pas. Tel garçon, dans l’espace de quatre années, a déménagé quinze fois, & ne se trouve pas bien encore ; il faut le suivre à la piste ; il a sauté de rue en rue, ainsi que fait l’oiseau sur les branches de l’arbre.

On n’entend que plaintes réciproques entre le principal locataire & les sous-locataires. C’est une sous-division qu’il est difficile quelquefois en justice de débrouiller. Le même pallier a jusqu’à quatre locataires différens, qui tiennent des baux les uns des autres.

En donnant congé six semaines d’avance, le propriétaire ou le principal locataire a le droit de vous faire vuider le plancher. Le terme le plus dur & le plus désagréable pour ces mutations est celui de noël.

Déménager le 8 ou le 15 janvier, transporter ses meubles parmi les brouillards, la neige & les glaces, dans l’espace d’un jour très-court, c’est une rude pénitence imposée aux locataires. Malade ou moribond il faut néanmoins décamper avec son lit ; le propriétaire auroit le pouvoir de mettre tous vos meubles sur le carreau.

Ne pourroit-on pas interdire ce terme de noël, à cause de la rigueur de la saison, & rendre une ordonnance de police, qui remettront tous les déménagemens forcés au printems ? Les rues de Paris seroient moins embarrassées dans ce mois d’allées, de venues, de visites, & l’on ne verroit pas les meubles ambulans du petit peuple couverts de neige & auxquels il faudra plus de six semaines pour perdre leur malfaisante humidité.

Le petit peuple est plus pauvre le 8 janvier que dans toute autre tems de l’année, & c’est à cette époque que les hôpitaux se remplissent. Un pauvre manœuvre s’est enrichi singuliérement il y a quelques années. Passant par une rue, une vieille femme l’arrête, le fait monter à un quatrieme étage, & lui ordonne de sceller dans le mur un pot de grès assez pesant. Dix-huit mois après, passant dans la même rue, il apperçut un de ces écritaux branlans, qui pendent à presque toutes les boutiques : chambre à louer présentement. Il entra dans la maison & demanda quelle chambre étoit vacante. Celle du quatrieme, lui répondit-on : une pauvre femme qui l’occupoit s’est laissée mourir[1] il y a trois ou quatre jours. On a vendu son lit pour l’enterrer. Le manœuvre dit : cette chambre me conviendra, & il donna des arrhes, y transporta quelques meubles, & là tout à son aise il détacha de la muraille le pot de grès où la femme avare avoit entassé son or.

Moralistes, jurisconsultes, philosophes, la succession étoit-elle légitime ? répondez. Je sais bien que vous allez tous dire sur le papier, non ; & vous ferez tous bien de le dire.

Mais pourquoi n’y a-t-il pas une loi qui dans un cas pareil adjugeroit à l’homme integre une portion de la somme qu’il auroit rendue, pouvant la détourner entiérement à son profit & à l’insu de tout le monde ? La loi n’accordant rien, j’ai peur que tous les maçons présens & futurs ne s’emparent du tout.

  1. Expression populaire, fort usitée à Paris.