Tableau de Paris/432

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CHAPITRE CCCCXXXI.

Mets hideux.


Au détour de cette rue, dans cette étroite échoppe, qu’apperçois-je sur ces assiettes mutilées ? Quels sont ces restes où la moisissure a déjà déposé sa premiere empreinte ? Ces restes, rebut des valets, après avoir touché la bouche d’un évêque qui s’est arrêté par réflexion pour donner la préférence à un autre morceau, ont été dédaignés des marmitons ; ils sont destinés à descendre dans l’estomac des pauvres, aussi maigres que les marmitons sont gras. Ceux-ci les ont ramassés pêle-mêle & les ont vendus à des regratiers qui les exposent à l’air. Hélas ! qui en sera friand ? Voyons : ventre affamé n’a point d’oreilles ; mais il a des yeux. Sur le soir, un indigent enveloppé d’une redingotte, descend de son grenier & vient acheter ces restes dégoûtans, sur lesquels la valetaille a bavé ; il les cache & les emporte. C’est un honnête homme que des revers ont précipité dans un état obscur ; il est bien moins nourri, moins bien couché, moins heureux enfin qu’un laquais.

L’homme charitable, mais qui craint de mal placer son aumône, devroit se faire l’honorable espion de ces échoppes ; il pourroit veiller à côté de ces plats froids & livides, qui ne peuvent tenter que la famine en personne. À coup sûr, ce sont de vrais infortunés que ceux qui vont là pour y chercher leur triste nourriture ; à coup sûr, ces acheteurs sont dans le besoin, & dans un besoin réel. Ces graillons, dont la vue offense notre délicatesse, perdroient de leur vileté & deviendroient la pierre de touche qui serviroit à distinguer l’homme souffrant de la faim. Donner à propos, est le vrai synonyme de libéralité. Que d’argent dépensé sur le pavé de Paris ! Et parmi tant de riches prodigues, combien distingue-t-on de personnes libérales ? Qu’elles se mettent en embuscade près de ce regrat que la misere silentieuse vient enlever à l’approche des ténebres, & elles auront bientôt lieu d’être émues & attendries.

À Versailles, le regrat n’a point cet aspect révoltant. Ce qui sort de dessus la table du roi & de celle des princes est en entier, & le bourgeois ne rougit point de s’en nourrir ; puis ce qui a été sur la table des princes, est toujours réputé un morceau sain & délicieux. Le quart de Versailles se nourrit donc des plats servis sur les tables royales, & les cuisiniers de Sa Majesté ont apprêté les viandes pour des estomacs vulgaires, auxquels ces mets, chef-d’œuvre de leur art, n’étoient pas destinés. Des poissons immenses, auxquels on n’a pas touché, n’ont fait qu’un saut de la table de monseigneur le comte d’Artois sur celle d’un chapelier, & vont régaler sa petite famille. Elle se nourrit de mets succulens, & n’a plus besoin de faire une cuisine particuliere.

Ce regrat de Versailles n’est donc point désert en plein jour comme celui de Paris ; au contraire, tel y entre l’épée au côté & fait l’emplette d’un turbot, d’une hure de saumon, morceau fin & rare, qu’il n’auroit pu trouver ailleurs sans dépenser beaucoup d’argent ; il se vante d’avoir été au regrat de Versailles. S’il parloit des assiettes publiques de la capitale, il souleveroit le cœur. Et voilà de ces distinctions qu’il est de mon emploi d’apprendre aux étrangers ; car tout a ses nuances & à l’infini ; nuances instructives, & qui peuvent jeter du jour sur les ouvrages des législateurs & des moralistes. Oui, ils doivent lire ce chapitre avec attention.

Ainsi donc dans la ville qu’habite le roi, tel officier décoré de la croix, avant que d’aller chez le ministre, se munit d’un poulet rôti, qu’il enveloppe proprement dans un mouchoir. S’il est invité à dîner, tant mieux, son poulet lui servira pour son souper. Il y a à ce sujet une anecdote connue & que je ne rapporterai pas ici, parce que le journaliste de Neuchatel ne veut pas absolument que je raconte des anecdotes, quoique lui-même n’en sache aucune de ce genre.

Mais malgré lui, je dirai encore ce qui se passe au bout du Pont-Neuf. C’est une faiseuse de beignets qui, plaçant sa poële à frire sur un rechaud exposé en plein air, & dont en passant vous recevez la fumée au nez, emploie, au lieu de beurre, d’huile ou de sain-doux, un cambouis, un vieux-oing, qu’elle semble avoir dérobé aux cochers qui graissent les roues des carrosses. Des polissons déguenillés attendent que le beignet gluant & visqueux soit sorti de la poêle & le dévorent encore chaud & brûlant à la face du public. Le passant étonné, s’arrête & dit : il a le gozier pavé. Au reste, on distingue partout le Parisien en ce qu’il mange sa soupe presque bouillante.

Dois-je aussi parler des vendeuses de marrons & de châtaignes, qui, tout à côté, les font rôtir ou bouillir ? Elles glapissent du matin au soir, criant : tout chauds, tout brûlans. On dit qu’attendu que les fermiers-généraux nous vendent le sel treize sols la livre, (falsifié encore) elles versent, par économie, dans la chaudiere aux marrons un sel qui leur est propre, qui ne vient ni de l’océan ni des mines, & n’est pas encore assujetti à aucun droit.

Vous conduirai-je enfin, lecteur, dans ces gargottes de fauxbourgs, obscures & enfumées, où les maçons tenant sous le bras leur morceau de pain enduit de plâtre, ainsi que leurs personnes, vont le plonger dans un chaudron bannal ; ce qui s’appelle tremper sa soupe. Il leur en coûte trois sols pour cette immersion. Quel chaudron ! quelle soupe ! Mais j’apperçois que j’offenserois votre délicatesse si j’allois plus loin. Rassurez-vous, délicats sybarites, je ne vous dirai plus rien. Il importera sans doute à d’autres de savoir comment le peuple qui travaille le plus vit & se nourrit.

Passez ensuite devant la porte d’un hôtel ; on sent de loin une odeur agréable qui anime l’appetit. On se nourriroit presque à la fumée épaisse que la cuisine exhale par les barreaux qui donnent sur la rue. Avancez la tête, trente casseroles sont sur des brasiers ; des cuisiniers en vestes blanches les agitent avec grace ; chaque sauce est interrogée dix fois ; toutes sortes de mets vont couvrir une table où s’asseyeront cinq ou six épicuriens qui toucheront à vingt plats d’une dent dédaigneuse, & qui ne songeront seulement pas s’il existe des hommes à qui le nécessaire manque, à raison du haut prix où les riches qui accaparent tout, ont fait monter toutes les denrées.