Tableau de Paris/433

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CHAPITRE CCCCXXXIII.

S’écrire aux Portes.


Le beau monde consacre quatre ou cinq heures deux ou trois fois la semaine à faire des visites. Les équipages courent toutes les rues de la ville & des fauxbourgs. Après bien des reculades, on s’arrête à vingt portes pour s’y faire écrire ; on paroît un quart-d’heure dans une demi-douzaine de maisons ; c’est le jour de la maréchale, de la présidente, de la duchesse ; il faut paroître au sallon, saluer, s’asseoir tour-à-tour sur le fauteuil vuide, & l’on croit sérieusement pouvoir cultiver la connoissance de cent soixante à quatre-vingt personnes.

Ces allées & venues dans Paris distinguent un homme du monde ; il fait tous les jours dix visites, cinq réelles & cinq en blanc ; & lorsqu’il a mené cette vie ambulante & oisive, il dit avoir rempli les plus importans devoirs de la société.

En entrant dans ces différens sallons on y entend les mêmes futilités ; répétitions uniformes, point de franchise ; toutes les opinions sont masquées, & ce n’est jamais au sallon que l’on s’explique. La nouvelle du jour se recommence à chaque visite ; on conte huit fois de suite la même histoire, & la politesse ordonne d’écouter tout ce que le bavard importun, qui s’est emparé de la conversation, se hasarde à dire.

Le sallon s’ouvre & se ferme soixante fois ; les noms entrent ; les robes & les habits s’examinent ; on garde le silence ; on s’esquive, on remonte en voiture pour aller trouver des personnes tout aussi indifférentes, & écouter dans un nouveau cercle ce qu’on sait déjà & ce qu’on a appris sans intérêt.

Cette vie ambulante & oisive, suite du désœuvrement, annonce le vuide profond du cœur & de l’esprit ; & c’est ainsi que se passe la vie des gens à équipage. Est-ce la peine d’être pourvu des avantages de la naissance & de la fortune, pour prodiguer ainsi son existence ? Et ces personnes affecteront encore du dédain pour des sociétés qu’elles ne connoissent pas : & pourquoi ? Parce qu’elles dédaignent réellement les sociétés qu’elles connoissent.

Quand le jour tombe dans le sallon, le notaire & le gros commis disent aux valets, des bougies ; les maîtres des requêtes & les présidens disent, des lumieres ; mais les grands seigneurs & les princes disent, apportez des chandelles ; & pourquoi ? c’est que le roi dit toujours, des chandelles.

Je ne doute pas que, profitant de cette remarque, quelque gentillâtre ne dise bientôt en province dans son châtel démantelé, des chandelles. Et j’aurai occasioné un trait comique ; tant mieux, il fera rire.

Il y a d’autres extravagances dans ces coutumes du beau monde. Un laquais va réguliérement tous les matins savoir comment se porte madame une telle ; mais il est de son devoir de ne jamais rendre compte à sa maîtresse de sa mission. On s’envoie des salutations, des complimens réciproques, & l’on demeure porte à porte.

D’autres femmes ont l’affectation de s’écrire tous les jours de la vie. Ce sont des amitiés excessives, des transports ; on ne sauroit vivre l’une sans l’autre ; on déclare son intimité sentimentale à la face de l’univers. Au bout de six mois on devient de la plus belle indifférence, & ces femmes si affolées ne se reconnoissent plus.

Depuis long-tems on ne fait plus les incommodes visites du jour de l’an ; il n’y a plus que les commis de bureau qui vont offrir leurs hommages à leurs supérieurs qui les attendent ce jour-là, & les reçoivent avec toute la dignité d’un protecteur.

Ceux qui ne reçoivent pas de gages ne font aucune visite. On s’envoie réciproquement des cartes par des domestiques.

La petite poste se charge aussi des visites. Le porte-claquette met un habit noir, l’épée au côté, & souleve le marteau des portes cocheres ; elles bâillent & se referment quand la carte est glissée. Rien n’est plus aisé, personne n’est visible ; chacun a eu l’honnêteté de fermer sa porte. Le porte-claquette prend par-tout le nom de celui dont il est le commettant.

On se rejette le surlendemain dans la société, & on laisse le cordonnier & le tailleur se donner l’accolade vraie ou fausse, qui étoit encore familiere au beau monde il y a quarante ans. Voilà comme on a détruit insensiblement ces gênes futiles qui nous tyrannisoient à des époques renaissantes.