Tableau de Paris/434

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CHAPITRE CCCCXXXIV.

Sœurs Grises.


Ainsi nommées de la couleur de leur habillement, attachées à différentes paroisses. Elles soignent les pauvres malades, & se répandent par-tout où leurs soins sont nécessaires. Ces sœurs de la charité mettent dans un jour touchant le triomphe de la religion. L’humanité souffrante, misérable, dénuée, trouve par leur ministere des secours, des remedes, des consolations. Eh, quelle différence d’une sœur, livrée à ces honorables & utiles fonctions, à celles qui, dans une retraite inaccessible, passent une vie entiere à chanter au chœur des cantiques stériles & inintelligibles à elles-mêmes !

L’esprit de zele & de charité qui les anime, me pénetre de respect & me fait desirer que ce vénérable institut se propage.

Au moment universellement plus desiré & peu éloigné sans doute, que l’on détruira les vierges folles, (qu’on n’appellera alors plus religieuses) on respectera l’établissement des sœurs grises ; & l’exercice pénible & assidu de leurs fonctions, leur méritera constamment la reconnoissance publique.

Si dans les hôpitaux les sœurs qui environnent les lits de souffrance, au milieu de tant de jeunes chirurgiens, pharmaciens, médecins, presqu’emprisonnées dans des salles où les atomes subtils, les corpuscules actifs abondent, & soulevant à chaque minute des corps nus, ont contracté le goût trop vif du plaisir & de la volupté, leurs jouissances ne sont-elles pas un foible dédommagement de leurs veilles, de leurs travaux, de leurs soins renaissans & pénibles ? Le rigorisme le plus outré peut-il s’empêcher lui-même de placer la charité à la tête des autres vertus ? Ces sœurs hospitalieres n’en sont que plus compatissantes lorsqu’elles s’attendrissent. Elles entendroient moins l’accent de la douleur, si leur ame étoit fermée à la voix du plaisir. La charité qu’elles exercent avec un courage infatigable, doit suffisamment expier des foiblesses que le lieu, l’âge, les fonctions, la solitude, l’occasion rendent presqu’inévitables.

Elles vivent sous les rideaux, tantôt d’un jeune homme pâle qui souffre & qui reprend bientôt ses couleurs, graces à leurs soins, tantôt près d’un vieillard qui leur rappelle un pere chéri. Elles voient tour-à-tour les scenes touchantes de la maladie, de la convalescence & de la mort. L’éclair fugitif de la vie semble leur en enseigner l’emploi. Leur sensibilité si fréquemment exercée, s’arrêteroit-elle lorsque la présence des douleurs & des infirmités humaines prête encore un nouvel attrait à des plaisirs devenus nécessaires pour contre-balancer l’aspect perpétuel des souffrances, & qui seuls sans doute font supporter des devoirs devant lesquels les trois quarts des hommes frémissent & reculent ?

Qui m’expliquera pourquoi toutes les personnes appliquées spécialement à guérir les plaies, à soigner les maladies, & qui vivent avec les êtres souffrans, ont pour les plaisirs des sens, un penchant beaucoup plus vif que celui qui anime les autres hommes ?