Tableau de Paris/435

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CHAPITRE CCCCXXXV.

Financieres.


Si un auteur comique a le dessein de faire une piece intitulée l’Impertinente, qu’il aille de ce pas visiter deux ou trois financieres. Les femmes de qualité ont de la noblesse, de l’esprit & du tact. Leurs mots piquans sont assaisonnés d’une certaine grace qui en adoucit la pointe ; mais les financieres sont hautaines & dures, par instinct & par réflexion. L’état de leurs maris, quoiqu’elles affectent de le mépriser, a passé dans leurs cœurs ; & jamais elles n’auront le tour facile & le langage aisé des femmes de qualité ; l’or semble pervertir les caracteres.

La financiere qui craint le reproche fait tout ce qu’il faut pour le justifier. Les femmes de robe ont des ridicules petits ; la financiere a des tons qui décelent la suprême impertinence, l’impertinence raisonnée.

La comédie de George-Dandin n’a point guéri les roturiers de la sottise d’épouser des filles de condition. Telle, soustraite à la misere par un mariage fortuné, a cru honorer un bon financier en lui donnant la main. Elle se distingue de son mari, et le croit uniquement fait pour lui gagner des millions. Dans les grands soupers qu’elle donne à de petits seigneurs, elle rougit presque de le voir à table. Elle ne permet pas à son époux de traiter ses enfans comme s’il étoit leur pere, parce qu’alors ces enfans ne seroient plus de qualité. Tous les défauts qu’elle remarque en eux (elle le dit presqu’ouvertement) procedent du levain vicieux de leur pere. Tout ce qui n’est pas de qualité la fait tomber en syncope. Elle ne sait comment elle a pu venir habiter l’hôtel magnifique de son époux calculateur. Son nom lui cause le plus grand chagrin, & pour lui faire plaisir, il faut en lui parlant la nommer par son nom de fille. Tous les jours elle soupire sur l’opulente roture de son mari. Elle l’écarte autant qu’il lui est possible, non pas par antipathie, mais par mépris pour cette ineffaçable roture qui lui revient toujours en mémoire. Il seroit trop au-dessous d’elle de demander de l’argent à son mari ; elle lui donne des mandats qu’il paie comme un banquier.

Qu’a donc produit la comédie de George-Dandin ? Rien pour le tems actuel, où la finance ayant pris les connoissances & les mœurs du siecle, n’a plus trop de discordance avec le ton de la noblesse : les dehors rebutans ont disparu, mais le fond est demeuré le même. Il faudroit donc refaire ce sujet, ne plus offrir un imbécille qu’on fait mettre à genoux devant sa femme, mais un homme foible que les vieux préjugés dominent encore, qui se prosterne en esprit devant les aïeux de sa femme, & qui semble demander grace à ses parens d’oser coucher avec elle, tant il est la dupe de ces imposantes expressions, condition, famille, maison, naissance, qu’on fait incessamment résonner à ses oreilles pour faire couler son or sur les derniers rejetons d’un arbre généalogique entiérement desséché.

Cette extravagance de vouloir épouser une femme qui n’a que des titres, & qui vaine & fiere a l’esprit gâté par ses parens qui lui enseignent à dédaigner l’autorité maritale, est encore assez commune pour être peinte & rajeunie sous des touches nouvelles, analogues au ton, au langage & aux manieres du jour. Il paroît que l’idiôme de notre comédie doit subir tous les trente ans une entiere métamorphose. Le fond du tableau a beau être vrai, il n’y a que les nuances, & il y en a à l’infini, qui déterminent l’exacte ressemblance. Aucun personnage de Moliere n’a plus parmi nous sa physionomie complete.