Tableau de Paris/436

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CHAPITRE CCCCXXXVI.

Domestiques de louage.


Vous arrivez à Paris sans domestiques, vous en trouvez un ou plusieurs pour 40 sols par jour. Ils s’emparent volontiers des étrangers qui ne connoissant pas la ville, leur remettent le soin des marchés & des emplettes.

Que font ces domestiques de louage ? Ils vont chez le marchand & lui imposent la loi du partage du bénéfice. Le marchand hausse le prix, & l’étranger achete l’objet au-dessus de sa valeur. Ces domestiques mettent à contribution jusqu’au traiteur ; ils se font payer par le loueur du remise[1] jusqu’à vingt sols par jour ; ce profit est passé en usage.

Ces domestiques par l’habitude où ils sont d’avoir affaire aux étrangers, les servent beaucoup mieux que ne feroient d’autres. Ils connoissent toutes les allures des différentes maisons de la capitale ; ils savent où sont placés les serrails, ce qui les meuble & leurs taux respectifs. S’ils vous volent un peu d’un côté, en revanche ils empêchent de l’autre que vous ne le soyez outre mesure. Il y a parmi cette engeance plus d’un vrai Gil-Blas ; & les valets de l’ancienne comédie ne se retrouvent plus que dans cette classe. Habiles, adroits, intelligens, ils iront au-devant de tous vos desirs ; ils connoissent les banquiers, les escompteurs, les usuriers, les avanceurs ; ils vous offrent chez les marchands un crédit immense. Ils ne manqueront pas sans doute d’espionner vos actions ; c’est un surcroît d’honoraire qu’ils touchent ; mais que ce soit eux ou de maussades serviteurs, que vous importe.

Les autres domestiques sont des machines en comparaison de ces valets actifs & prompts de la langue, de la main & du pied. Aussi dédaignent-ils d’entrer dans les maisons ordinaires.

Ils attendent les colonies qui partent des quatre coins de l’Europe, sachant bien que Paris, comme centre, les recevra infailliblement. Ils soupirent ardemment après la paix, tems de leurs triomphes & de leurs conquêtes.

Ils en font. Plusieurs accompagnent les maîtres qu’ils ont servis par hasard, & montrent au nord étonné toute l’ascendance d’un esprit gascon ou d’un génie languedocien, qui après avoir commencé son cours en Dauphiné, est venu l’achever à Paris. Ils ont vu autant d’hommes que de pays.

Tout vu, tout considéré, il vaut mieux encore qu’un étranger se laisse conduire par un domestique de cette espece, que de tomber entre les mains de ces abbés souples, & de ces égrefins subtils, qui sont à la piste des nouveaux débarqués, & qui les conduisent dans des maisons, soi-disant honnêtes, où la maîtresse & les filles du logis complotent vertueusement contre leur bourse, & se moquent ensuite de celui qu’elles ont dépouillé.

  1. Carrosse de louage qui tient le milieu entre le fiacre & la voiture distinguée.