Tableau de Paris/437

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CHAPITRE CCCCXXXVII.

Enlevemens.


Je marche tranquillement dans la rue ; un jeune homme assez bien mis me précede. Tout-à-coup quatre estafiers sautent sur lui, le tiennent à la gorge, l’entraînent, le pressent contre la muraille ; l’instinct naturel m’ordonne d’aller à son secours, un tranquille témoin me dit froidement : laissez, ce n’est rien, monsieur, c’est un enlevement de police. On met les menottes au jeune homme & il disparoît.

Je veux entrer dans une petite rue, un homme du guet est en sentinelle. J’apperçois un ramas de populace qui regarde aux fenêtres. Qu’est-ce cela, monsieur ? Rien, répond-il, c’est une trentaine de filles publiques qu’on enleve d’un coup de filet ; & les filles en fontanges de toutes couleurs défilent, conduites par des soldats du guet qui les tiennent galamment par la main, le fusil baissé.

Il est onze heures du soir ou cinq heures du matin ; on frappe à votre porte, votre domestique ouvre, votre chambre se remplit d’une escouade de satellites, l’ordre est précis, la résistance est superflue ; on écarte de vous tout ce qui pourroit vous servir d’armes, & l’exempt qui n’en vantera pas moins sa bravoure prend jusqu’à votre écritoire pour un pistolet.

Le lendemain un voisin qui a entendu du bruit dans la maison demande ce que ce pouvoit être ; rien, c’est un homme que la police a fait enlever. — Qu’avoit-il fait ? — On n’en sait rien ; il a peut-être assassiné ou vendu une brochure suspecte. — Mais, monsieur, il y a quelque différence entre ces deux délits. — Cela se peut ; mais il est enlevé.

On vous a arrêté, mais on ne vous a point montré l’ordre ; on vous a mis dans une voiture fermée, vous ignorez le lieu où l’on va vous conduire ; vous irez visiter les murs & les cachots, ou de la Bastille, ou de Charenton, ou de Pierre-en-Cise, ou du Château-du-Ham, ou de Saumur, ou de Lourdes.

D’où part l’arrêt de proscription ? Vous ne pouvez le deviner au juste.

Il n’est pas nécessaire de faire un gros volume contre les lettres de cachet. Quand on a dit, c’est un acte arbitraire, on en peut tirer sans peine toutes les conséquences possibles. Mais tous les enlevemens ne sont pas également injustes ; il est une multitude de délits secrets & dangereux qu’il seroit impossible au cours ordinaire des loix de connoître, d’arrêter & de punir. Quand le ministre n’est ni séduit ni trompé, qu’il n’obéit pas à des passions particulieres, à une prévention aveugle, à une sévérité déplacée, il a pour but souvent d’éloigner un perturbateur, un citoyen turbulent ; & la police, telle que la machine est montée, ne sauroit marcher aujourd’hui sans cette force prompte, active & réprimante.

Il seroit seulement à desirer qu’il y eût ensuite un tribunal particulier, qui pesât dans une balance exacte les motifs de chaque enlevement, afin qu’on ne confondît pas l’imprudence & le crime, la plume & le stilet, le livre & le libelle.

Les inspecteurs de police déterminent pour leur part beaucoup d’enlevemens subalternes, en ce qu’ils sont crus ordinairement sur parole, & que, ne frappant d’ailleurs que la derniere classe du peuple, on leur concede facilement les détails de cette autorité.

Quelques-uns obéissent à leur humeur, à leurs caprices ; mais qui sait si la cupidité n’entre pas aussi dans leurs démarches, & s’ils ne favorisent pas souvent celui qui paie aux dépens de celui-qui ne paie pas ? Ainsi la liberté des misérables & derniers citoyens auroit un tarif, & l’on greveroit de cette étrange imposition la portion nombreuse des prostituées, des joueurs de profession, des empyriques, des colporteurs, des escrocs, des chevaliers d’industrie, &c. tous gens qui font le mal & qu’il faut punir ; mais qui en font encore davantage quand ils sont obligés de payer & d’acheter pendant un certain tems le privilege de leurs désordres.

Pourquoi telle malheureuse se vante-t-elle hautement d’avoir la protection de monsieur l’inspecteur de police ? Pourquoi marche-t-elle tête levée au-dessus de ses compagnes en les menaçant même de son crédit ? Elle se tairoit si l’expérience ne lui avoit pas appris, ainsi qu’au joueur, à l’escroc, que la balance de monsieur l’inspecteur a plusieurs poids & mesures, & qu’on faisoit adroitement tomber l’exemple nécessaire sur son voisin, quand on avoit su le détourner de dessus sa tête en faisant à monsieur l’inspecteur un petit présent ou une petite délation particuliere ; car il se contente de cette derniere monnoie quand il ne peut tirer autre chose : & comme c’est la lime qui ronge le fer, de même c’est la canaille qui sert à dévoiler & à réprimer les turpitudes, les excès, les violences sourdes de la canaille.

Nous avons pris aux Anglois leur Wauxhall, leur Ranelag, leur Wisk, leur punch, leurs chapeaux, leurs courses de chevaux, leurs jockeis, leurs gageures ; quand leur prendrons-nous quelque chose de plus important à saisir, comme par exemple la loi habeas corpus ?