Tableau de Paris/439

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CHAPITRE CCCCXXXIX.

Échoppes.


On vient d’en établir une longue file sur les quais, à raison du profit qu’elles rapportent ; mais elles ne sont pas toutes avantageusement situées. Celles qui sont sur le quai de la Ferraille & à la descente du Pont-Neuf, masquent le coup-d’œil. Ces échoppes ont usurpé la place qu’occupoient deux fois la semaine les jardiniers fleuristes ; de sorte que les jours de marché, ils viennent encore déposer devant ces échoppes, leurs pots à fleurs & arbres de toute espece. Ce quai déjà étroit, se trouve donc fort embarrassé, & la confusion devient si grande qu’on n’y marche qu’avec peine. Une fois jeté dans cette route, il faut poursuivre jusqu’au bout, car il n’y a point de rues de dégagement, ni pour les voitures ni pour les hommes à cheval. Les filous & les voleurs le soir ont beau jeu. Ils s’esquivent par l’Arche-Marion ; & comme le guet ne peut y faire passer ses chevaux, ce quai est dangereux la nuit.

Ces échoppes sont d’une grande incommodité sur le quai le plus passager de Paris ; mais si ces petites boutiques rétrécissent indécemment la voie publique, elles gonflent en récompense la bourse de ceux qui en retirent les loyers. Or le lucre des fondateurs ne doit-il pas passer avant la sûreté & la commodité publique ?

C’est toujours sur le quai de la Ferraille ou de la Mégisserie que se promene le recruteur, nourricier des armées royales. N’a guere garçon perruquier, il reparoît sur cette arene en uniforme, la tête haute & couronnée d’une aigrette, ayant une longue épée sur la hanche ; il bat le pavé précédé d’un tambour, vante à chaque homme de taille les avantages du fer vice ; cajole la jeunesse, fait rougir le paysan, le vigneron, le laboureur de leur état, & cherche à les dégoûter de leurs travaux.

Un de ces officiers en uniforme arrêtant un jour un campagnard par ses lambeaux de son habit, celui-ci le regarda froidement & lui dit : allons, c’est assez, n’achevez pas de me déchirer.

Ces petits détailleurs entravés dans leurs échoppes, violent de tout leur pouvoir l’observance du dimanche. Il se fait ce jour-là, entre les défenseurs de la loi & les infracteurs, une guerre de fripperie qui n’est pas étrangere à nos crayons.

Une escouade de guet à pied se promene d’heure en heure pour saisir les quincailleries & les vieilles culottes qui apparoissent en forme d’enseignes ; mais devant l’escouade marche un vigilant précurseur soudoyé par les détailleurs & qui avertit de proche en proche de l’arrivée de la garde. L’étalage alors rentre dans la petite boutique ; mais il reparoît soudain quand les fusiliers ont passé.

C’est le jour cependant où l’ouvrier qui a reçu la paie le samedi soir ou le dimanche matin, achete des boucles, des souliers, des chemises, une veste, un marteau ; il n’a que ce jour-là pour faire ses pressantes empletes.

On essaie les culottes dans les allées, & le marché est interrompu par les filles de la maison qui descendent les escaliers pour aller à la grand’messe, & aussi par la garde soupçonneuse qui pousse les portes à demi-fermées.

Ce quai est une vraie foire curieuse, à l’usage des déguenillés ; on y fait troc d’habillemens. Tel entre dans l’échoppe noir comme un corbeau, & en sort verd comme un perroquet. Parmi ces échanges de fripperies, une multitude de femmes tournant & retournant l’étoffe en tous sens, président à des marchés qu’on ne sauroit appeller tacites ni clandestins. Elles aident d’une main officieuse aux vêtemens trop étroits & même aux boutons indociles qui ne rejoignent pas exactement la boutonniere ; elles sont entendues en fait de culottes de peaux, parlent de goût comme des académiciens, & de la grace collante que le chamois doit avoir. Elles habillent de pied en cap le chaland, & pendant l’entretien, elles se ménagent habilement pour le soir un goûter aux Porcherons.

Les soldats du guet marchent complaisamment à pas lents, parce qu’ils ont leurs femmes, leurs enfans, leurs amis, leurs parens dans ces échoppes, & qu’eux-mêmes font le commerce quand ils ne sont pas de garde.

Ô loi antique du sabbat, que d’atteintes ces marchandes empressées à revêtir leur prochain, ne portent-elles pas à tes réglemens ! Mais avant tout, la pudeur publique doit être respectée ; & c’est bien ici le cas de dire : nécessité n’a point de loi.

Voilà comme rien n’est perdu à Paris, ainsi que dans le systême éternel de la nature. L’atome, la chemise usée, la culotte trouée & le soulier déformé ne périssent point encore, rien ne s’anéantit ; non, rien ; il se trouve toujours des individus qui entrent avec justesse dans ces moules tout prêts. Ces culottes suspendues invitent les passans, & la tentation est égale au besoin.

Archevêques & magistrats, permettez donc à un manœuvre de s’enfermer le saint jour du dimanche dans un moule réparé à neuf. Adam avoit les feuilles du figuier, & son petit fils, pécheur comme lui, supplée à sa nudité le long du quai de la Mégisserie.