Tableau de Paris/441

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CHAPITRE CCCCXLI.

Directeur.


Un directeur, il y a cinquante ans, formoit encore le personnage le plus important de la société. Diriger les consciences des femmes de qualité, dégrossir une confession, tel étoit son emploi.

Ils sont devenus rares & n’existent plus que chez quelques femmes du second ordre ; les femmes de qualité n’en connoissent guere que le nom. Il faut aller les chercher chez quelques vieilles présidentes ou conseilleres, confinées dans un fauxbourg solitaire.

Là, sous le titre de voisin ou d’ami, vit le béat exilé de la ville. On lui a confié l’instruction chrétienne de quelques nieces à marier, & que leur peu de fortune oblige à vivre chez la tante.

Sa physionomie quoiqu’austere est fleurie, sa soutanne bien étoffée ; il retrousse avec grace un long manteau ; ses souliers sont lices ; il a presque la contenance & la dignité d’un prélat. Les mots de vertu, de probité, de piété, sont incessamment dans sa bouche ; il étudie les caracteres, les flatte sans affectation, & prend peu à peu l’ascendant auquel il aspire. Bientôt il décide de tout dans la maison, & c’est à son tribunal que se portent les questions les plus difficultueuses.

Les nieces craignent de le mettre contre elles, & le ménagent ; puis il devine tous leurs petits secrets ; il a soin de vanter la discrétion & il en tire un parti assez adroit ; il ne répond que quand on le consulte ; mais il fait si bien qu’on le consulte toujours. Aussi n’y a-t-il plus rien à répliquer dès qu’il a prononcé.

Il assigne les confesseurs qu’il faut prendre, les prédicateurs qu’il faut entendre, les églises qu’on doit fréquenter par préférence, mais il écarte tout ecclésiastique de l’hôtel ; lui seul doit régner, & l’on a soin de ne pas lui faire entrevoir le rabat d’un rival.

À table les meilleurs morceaux sont pour lui, les domestiques le servent avec attention, il aime le café, les liqueurs, & il les savoure d’un air réfléchi. Si les propos deviennent un peu libres il paroît ne rien entendre, & sa physionomie qui prend un caractere de gravité, manifeste seule qu’on profere des paroles inconsidérées ; il est civil plus que poli, & l’on voit qu’il a pris son parti sur plusieurs objets. Si l’on prononce devant lui le nom de tartuffe, on diroit que ce mot lui est étranger.

Il a toujours l’air de marier les nieces ; mais il a le mot de la tante, il n’en fait rien : & comme on croit aisément ce qu’on desire, les nieces s’imaginent toujours qu’il s’occupe d’elles ; il les tient ainsi en haleine avec une présence d’esprit incomparable.

Cette espece d’hommes, qui occupoit les premieres maisons, descend de jour en jour & reflue vers la bourgeoise.

Ils n’ont plus aujourd’hui le ton grondeur qu’ils avoient dans le siecle dernier ; leur parole est humble & caressante ; ils n’osent éconduire ceux qui leur déplaisent ; ils font seulement remarquer leur modération, leur amour de la paix & la victoire remportée sur leur humeur. Rien ne les choque, & mettant de côté le zele trop ardent qui dévoroit leurs dévanciers, ils écoutent, sans une surprise trop caractérisée, les réflexions & les propos de la philosophie moderne.

Les curés sont un peu jaloux de ces indépendans qui vont sur leurs brisées ; mais comme ils sentent que leurs habitués n’ont pas assez de monde pour vivre parmi les personnes d’un certain rang, ils aiment encore mieux voir chez elles un directeur que de n’y appercevoir aucun ecclésiastique.