Tableau de Paris/445

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CHAPITRE CCCCXLV.

Liseurs de Gazettes.


Voyez-les assis sur un banc aux Tuileries, au Palais-Royal, à l’arsenal, sur le quai des Augustins & ailleurs. Trois fois la semaine ils sont assidus à cette lecture, & la curiosité des nouvelles politiques saisit tous les âges & tous les états.

Mais tous ces lecteurs ardens & bénévoles ne savent pas que ces nouvelles sont mutilées, tronquées avant de circuler dans Paris ; qu’un censeur bien payé a sur ces papiers politiques une inquisition illimitée. Ils ne se doutent pas qu’un bureau, suprême inspecteur des gazettes, prépare celles qui nourrirent leur crédule simplicité. C’est-là qu’on déchire la page de vérité ; qu’on ordonne de déguiser, de supprimer ; que les événemens sortent tout arrangés par les mains des rédacteurs & des reviseurs, qui taillent & habillent les nouvelles selon le systême & les idées du jour. Aussi la version du lendemain ne sera pas celle de la veille. Le bureau aura ordonné des incidens, aura effacé, puis réabilité la même phrase, sans trop savoir ce qu’il doit permettre ou empêcher. Un courrier fera vingt voyages pour la structure d’une période ; mais à coup sûr on prendra toujours le parti de rayer, car c’est le plus court. Oh, comme l’on craint le tocsin d’une période indocile !

Mille fois trompé, le bourgeois de Paris le sera encore le lendemain. Il est tellement né pour l’erreur qu’on lui apprête, qu’il ne s’appercevra pas que chaque ordinaire le remet précisément au même point, & que tous ces faits qu’il prend pour certains, deviennent équivoques quelques jours après, parce qu’on a donné des dimensions étranges à un peu de vérité, & que tout le reste a reçu les couleurs ingénieuses du mensonge.

Ne diroit-on pas à chaque Mercure nouveau, que l’Angleterre est abymée, qu’elle n’a plus ni flottes, ni commerce, ni banque ? On entend dans les cafés des gens qui, la gazette de France en main, au plus léger avantage, affirment que le peuple Anglois est aux abois ; que dans trois mois il n’en sera plus question. C’est un épicier du coin qui spécule sur le sucre & le café, qui fait ces belles prophéties ; il le dira le soir à sa femme qui hait les Anglois, parce qu’ils sont hérétiques.

Cependant on a passé sous silence, pendant six années consécutives, les opérations de ce peuple énergique, valeureux & fier, qui crée & qui sent ses forces, & dont la situation politique n’est jamais voilée ; car dans une feuille véridique, le gouvernement annonce avec franchise les revers & les succès de la guerre ; & l’Anglois après avoir dit tout haut sa façon de penser[1], donne volontairement une partie de sa fortune pour les besoins de la patrie. Et pourquoi ? C’est qu’il a pu avoir un avis & le produire en citoyen à ses concitoyens.

Jamais on ne vit chez aucune nation plus de ressources, plus d’intrépidité, plus de nerf, plus de génie. Ses flottes sorties de ses ports comme par enchantement, tiennent du prodige, & la postérité aura peine à croire ce que l’histoire lui racontera, tant le grand ressort de la liberté est fait pour opérer les choses les plus extraordinaires. Et comment ne pas s’intéresser aux destinées de ce peuple qui offre l’homme sous sa plus noble attitude ? Sa bravoure, ses vertus patriotiques sont dues à son gouvernement. L’Angleterre un bras en écharpe, a combattu la France, l’Espagne, la Hollande, l’immobilité de quelques alliés secrets. Seule elle a contrebalancé trois puissances voisines. Voilà ce que fait un peuple qui a son génie en propre. Le bras est toujours ferme quand notre pensée entiere est à nous. Législateurs, étudiez donc enfin cette réaction, & connoissez ce visible rapport.

Lorsqu’un pamphlet véridique vient par hasard à se glisser dans la capitale, le bureau frémit, prétend qu’il faut garder un tacet absolu sur les événemens qui agitent l’Europe, comme devant nous être étrangers à nous, pauvre peuple, assis aux derniers rangs ; qu’il n’est pas nécessaire que nous ayons une autre feuille que la gazette de France, parce que c’est là que sont les idées completes, les faits dans toute leur intégrité ; & que s’il y a par fois quelques omissions, c’est pour ne point trop chagriner les bons citoyens, les rentiers paisibles, & ne point inquiéter leur sensible patriotisme.

Si vous payez au bureau, vous aurez peut-être le privilege de faire venir du dehors des nouvelles politiques ; mais elles seront revues & corrigées. Jamais la vérité nue n’obtiendra son passeport.

Oh ! que ce Renaudot qui, dans le siecle passé, pressentit le besoin de l’oisiveté, de la vieillesse & de l’esprit d’observation si rare, (mais pourtant caché quelque part dans les murailles de Paris) ouvrit une mine féconde à l’avidité de nos bureaux modernes ! Tous les commis ont juré de vivre sur ces gazettes & autres feuilles périodiques, & ils vivront à leur aise, car la curiosité du public qui s’imagine toujours qu’on cessera de l’abuser, est un fond intarissable.

Mais qu’arrive-t-il aussi de tout cet étalage de mensonges ?

Un bon mot dit à propos renverse en un instant tout l’édifice de ces gazettes privilégiées. Comment va le siege de Gibraltar ? Assez bien, il commence à se lever. Ce mot passe de bouche en bouche, on le répete au café, au parterre ; tout le monde rit jusqu’à l’épicier, & le public tout-à-coup éclairé sait enfin à quoi s’en tenir.

Quel nom méprisable que celui de gazetier, quand on vend le mensonge à la face de l’Europe ; que l’on trahit d’une maniere aussi vile les intérêts de la génération présente, & qu’on s’abandonne au mépris de la postérité qui s’avance & qui va flétrir bientôt le soudoyé & celui qui le soudoie !

Ces détails si bien vendus, dont on est si avide aujourd’hui, deviendront dans quinze jours d’une indifférence absolue. À la paix, toutes ces trompettes confuses se tairont ; ces chroniques journalieres tomberont dans le plus profond oubli ; l’historien n’y trouvera que des dates & cherchera ailleurs des mémoires que la pusillanimité, la passion & l’ignorance n’auront point altérés.

Que l’historien sera sur-tout embarrassé, quand il lui faudra peindre l’esprit des citadins au milieu de ces grands mouvemens qui exprimoient le sang des nations, & quel degré d’intérêt prenoit l’habitant des villes à ces chocs épouvantables ! Comment tout Paris étoit-il insurgent, sans trop savoir pourquoi ? ou du moins sans avoir su tirer la moindre conséquence de sa gratuite opinion ?

Les noms des généraux Américains, & les lieux de la guerre, sans cesse estropiés par un peuple ignorant ; le grand mot de la liberté des mers dans la bouche de nos dames ; nos élégans confondant les mâts & les cordages d’un vaisseau, comme s’ils l’eussent monté ; l’Europe tout-à-coup transplantée en Amérique, & le globe couvert d’un pôle à l’autre de républiques naissantes, trouvant chacune leur Francklin avec la devise, eripuit cœlo fulmen sceptrum que tyrannis ; toutes ces créations délirantes faites à un souper libertin par des hommes qu’un exempt subitement entré auroit fait pâlir, oh, quel chapitre grotesque à tracer !

À la nouvelle du désastre que notre escadre éprouva sous les ordres du comte de Grasse, le Parisien jeta un cri de douleur & d’indignation ; il ne se fit pas à l’idée de voir entrer le superbe vaisseau la Ville de Paris dans les eaux de la Tamise. On eût dit que cette commotion alloit imprimer aux esprits un caractere absolument nouveau ; mais le Parisien, après les plaintes & les clameurs les plus hautes, retomba tout-à-coup dans le silence qui lui est ordonné.

Depuis sept à huit mois seulement, le fretin des nouvellistes, à certaines heures, compose des groupes devant les cafés & autres endroits où se lisent les gazettes. Un orateur préposé par la police endoctrine la troupe écoutante ; il est rarement contredit. Osez combattre le harangueur & les leçons dictées qu’il distribue, l’espion averti aura bientôt son oreille à votre bouche.

Ces groupes (que le fusil du guet auroit dispersés autrefois) ont reçu la permission de déraisonner sur le pavé, le pied dans le ruisseau, au bruit des carrosses qui passent & qui interrompent le zele & l’éloquence de l’orateur ; car la roue écraseroit tout comme un autre ce Démosthene nouveau.

Ce qui étonne le plus, c’est de voir de pauvres diables tout déguenillés se passionner pour une nouvelle récente, & s’en rassasier comme si c’étoit du pain.

Plusieurs se font aides-de-camp & servent à la correspondance des nouvelles qui circulent parmi ces groupes ardens à se nourrir de bavardage, & qui oublient l’heure du souper & leur famille, pour se livrer à la singuliere manie d’écouter & de dire des sottises en plein air.

La police ne leur conteste pas ce rare plaisir ; & c’en est un bien vif pour l’observateur, que d’examiner ces figures grotesques, & d’entendre les réflexions baroques qui enchérissent encore sur les préventions & les erreurs des gazettes les plus anti-anglicannes.

  1. Au commencement de la guerre contre l’Amérique, un citoyen de Londres, qui ne l’approuvoit pas, publia un pamphlet ayant pour titre : Shall j go to war againsi my brethren in América.