Tableau de Paris/447

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CHAPITRE CCCCXLVII.

Vendeur de Tisanne.


Il porte une fontaine de fer-blanc sur son dos ; il a un bonnet garni de plaques & de plumes de héron ; il est ceint d’un tablier blanc ; il se place dans un passage public, toujours debout ; il crie incessamment & interrogativement : à la fraîche, qui veut boire ?

Deux gobelets d’argent sont enchaînés à sa ceinture, de peur sans doute que le buveur ne les emporte & ne se cache après dans la foule ; mais la chaîne longue & courbée pend encore jusqu’à terre. Celui qui boit n’est pas sûr d’avaler jusqu’à la derniere goutte. Un passant brusque marche sur la chaîne qu’il n’apperçoit pas, fait danser le gobelet & la liqueur ; tout le groupe environnant est mouillé de l’eau de réglisse qui a échappé aux levres avides & trompées du nouveau Tantale.

L’eau de réglisse a été bien battue dans la fontaine éternellement ambulante ; aussi mousse-t-elle d’elle-même ; les enfans, les bonnes, les garçons tailleurs, les écoliers s’attroupent en été autour du vendeur de tisanne ; il ne fait qu’ouvrir & fermer le robinet avec une précision adroite, & tous boivent dans le même vase. Le rincer seroit chose longue & superflue ; les buveurs pressés de la soif n’en donnent pas le tems ; on en fait néanmoins le semblant.

Vous seriez sur une échelle de dix pieds de hauteur, que le gobelet enchaîné pourroit encore monter jusqu’à vos levres. Si vous buvez lentement, ce qui n’est pas permis, le vendeur tire la chaîne à lui, & vous avertit de cette maniere que d’autres attendent ; avalez, vous crie-t-il, c’est du vin de Condrieux, vin de Canarie !

On donnoit autrefois deux coups à boire pour un liard : mais c’étoit dans le bon tems. Depuis que tout est renchéri, on ne donne plus qu’un coup à boire pour trois deniers ; ce qui fait que quelques bourgeoises économes partagent le gobelet en deux, moyen, adroit pour alléger l’écot.

Pourquoi boit-on à cette petite fontaine, dira l’étranger, au lieu de boire largement aux fontaines publiques ? Il en parle bien à son aise lui ! On ne boit pas aux fontaines publiques de Paris ; c’est la chose impossible ; point de bassin, un robinet très-bas, le plus souvent à sec, en voulant boire on se casseroit les dents contre le gouleau.

Ces vendeurs de tisanne arpentent le dimanche les Champs-Élisées & les boulevards, arrosant les bouches qui suffoquent de poussiere. Ils vuident leurs fontaines jusqu’à douze ou quinze fois de suite, & gagnent par jour jusqu’à sept francs dans les mois de l’été.

L’immobile paquet de réglisse n’abandonne jamais le fond de cette fontaine ; tourmenté par un choc perpétuel, il faut qu’il rende tous ses sucs. Ceux qui veulent avoir la vogue y ajoutent quelques tranches de citron. Ceux-là on les distingue de loin ; ils sont plus fiers que les autres, & la plume de coq plus élevée voltige sur leur tête ; on les invite & ils font la sourde oreille.

Si le vendeur ment en criant à la fraîche, ce n’est pas de sa faute ; il marche le long du mur tant qu’il peut ; mais il y a loin de la riviere aux promenades publiques, & si les rayons du soleil ont fait bouillir l’eau de réglisse, il n’en peut mais. N’a-t-il pas ombragé sa tête d’un panache, comme pour mettre à l’ombre la boisson publique ? Peut-il affoiblir l’œil du jour, commander à la fraîcheur, donner une boisson à la glace pour trois deniers ?

En hiver il criera à la chaude, mais le métier ne vaudra plus rien, & le vendeur de tisanne appellant en vain le public sans soif, se fera dans son désespoir rapeur de tabac.

Cet abreuveur de populace altérée est quelquefois bel-esprit. Tandis que sa main distribue l’eau mousseuse, sa langue débite une infinité de rebus populaires qui réjouissent le buveur ; il s’interrompt pour rire d’une bouche large au nez de celui qui le désaltere & qui l’amuse : le tout pour un liard.

Anatomistes, dites-le moi, comment son gozier docile peut-il suffire à crier sans interruption, à chanter sa marchandise, avec des roulades, des passages & des tons qui me surprennent véritablement ? Le larynx de ces hommes-là est bien remarquable, & leur glotte de perroquet doit avoir, si je ne me trompe, une configuration toute particuliere. C’est une voix enfin comme il n’y en a pas dans le reste du monde.

Musique, bons mots, réglisse, ils prodiguent tout ; mais aussi faisant certaines pauses, ils disparoissent & vont au cabaret métamorphoser promptement en vin l’eau fade de leurs fontaines ; en cela, ils ressemblent assez aux vendeurs de morale, qui la crient volontiers en tous lieux, mais qui laissent à d’autres le soin de la savourer.