Tableau de Paris/448

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CCCCXLVIII.

La Curiosité.


Vous avez vu des fontaines portatives qui voyagent. Eh bien, voici un opéra sur roulette, & qu’on porte à dos d’hommes[1]. C’est une cassette où sont adaptés ces verres d’optique qui grossissent les objets. Là vous voyez Constantinople, Pékin, Londres, Madrid, la bataille de Fontenoy, gagnée en personne par Louis XV, un combat sur mer, avec la fumée des canons, où le François est vainqueur ; les images passent successivement & l’explication va toujours son train ; elle ne cadre point exactement avec l’objet qui paroît ; la parole va plus vite que le carton coloré. Mais le directeur est pressé, il faut qu’il donne douze représentations par heure. Tudieu, quel chef-d’œuvre !

Un rideau couvre les curieux ; il est bombé par le dos sensible des spectateurs. Aux beaux endroits, leur satisfaction perce & le rideau est ému.

L’impatience saisit ceux qui attendent ; ils prennent une moitié de lunette ; le fil de l’admirable histoire est interrompu pour celui qu’on a distrait, & voilà qu’il en commettra toute sa vie une erreur contre la géographie.

Le Parisien a voyagé sans grande dépense & sans accident ; il a vu au fond de la boëte merveilleuse tous les pays qu’il ne verra jamais autrement ; il se sent plus instruit ; il a une idée de l’océan, d’un vaisseau vogant à pleines voiles sur la mer tranquille ou orageuse ; & la jeune fille, curieuse & réservée, que les vaisseaux de haut-bord intéressent moins, a demandé quand passeroit le serrail du grand-seigneur ; il passe, elle s’en retourne avec la confiance qu’il ne ressemble pas tout-à-fait au couvent où l’on retient sa cousine.

C’est ce qu’elle desiroit de savoir ; mais l’eunuque blanc l’embarrasse encore. Elle l’a vu près de la sultane favorite, & elle n’en devine pas davantage. Le grossier explicateur a passé là-dessus si rapidement, & c’étoit-là sur-tout ce qu’elle auroit voulu connoître à fond dans la curiosité.

On jouit des miracles de cette curiosité pour six deniers par dos, égalité de places ; il n’y a ni premieres loges ni parterre, & jamais il n’y eut dans ce spectacle de désobéissance formelle à la voix du directeur. Pendant l’intervalle des représentations & des scenes, il joue d’un instrument qui représente tout un orchestre. Il n’y a ni musiciens, ni acteurs, ni receveurs de billets à soudoyer, il est tout lui seul ; maître du physique comme du moral, on voit qu’il a composé l’explication ou le commentaire de la décoration changeante, & il a pardessus le marché les épaules assez robustes pour emporter son théatre & le promener dans les différens quartiers où il suppose que le goût regne encore.

  1. Vers heureux de M. Lemierre.