Tableau de Paris/449

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CHAPITRE CCCCXLIX.

Sallon de Peinture.


Ce sallon est peut-être la piece la plus réguliérement vaste qui existe dans aucun palais de l’Europe. Il n’est ouvert que tous les deux ans. La poésie & la musique n’obtiennent pas un aussi grand nombre d’amateurs ; on y accourt en foule, les flots du peuple, pendant six semaines entieres, ne tarissent point du matin au soir ; il y a des heures où l’on étouffe.

On y voit des tableaux de dix-huit pieds de long qui montent dans la voûte spacieuse, & des miniatures larges comme le pouce, à hauteur d’appui. Le sacré, le profane, le pathétique, le grotesque, tous les sujets historiques & fabuleux y sont traités & pêle-mêle arrangés ; c’est la confusion même. Les spectateurs ne sont pas plus bigarrés que les objets qu’ils contemplent.

Un badaud prend un personnage de la fable pour un saint du paradis, Typhon pour Gargantua, Carron pour S. Pierre, un satyre pour un démon ; & comme le dit l’auteur du poëme des Fastes, l’arche de Noé pour le coche d’Auxerre. Eh bien ! ce peuple qui n’a aucune connoissance en peinture, va par instinct au tableau le plus frappant, le plus vrai ; il ne le manque pas. C’est qu’il est juge de la vérité, du trait naturel, & tous ces tableaux sont faits pour être jugés en dernier ressort par l’œil du public.

Ce qui fatigue & quelquefois révolte, c’est de trouver là une foule de bustes, de portraits d’hommes sans nom, ou le plus souvent exerçant des emplois antipopulaires. Que nous fait la figure de ces financiers, de ces traitans, de ces premiers ou seconds commis, de ces dolentes marquises, de ces inconnues comtesses, de ces présidentes nulles, qui ont les joues enluminées, car il faut peindre les femmes avec leur rouge ; il faut de plus les faire rire. De sorte que le sallon à l’air d’une assemblée de foux, grotesquement habillés, qui se rient aux nez & se moquent les uns des autres. Puis ces visages semblent dire : j’ai payé par orgueil pour être ici sur la toile ou en marbre. Toutes ces physionomies, que rien ne fait sortir du cercle vulgaire, méritent-elles cette distinction ? Elle ne devroit être accordée qu’aux personnes distinguées par leurs vertus, leurs talens ou par des services rendus à la patrie.

Que le pinceau se vende à l’oisive opulence, à la coquetterie minaudiere, à la fatuité hautaine, le portrait peut demeurer dans la salle ou dans le boudoir, mais qu’il ne vienne jamais affronter les regards du public dans un lieu que la nation accourt visiter ! Peut-on voir sur la même ligne le buste d’un guerrier illustre, d’un homme de génie & celui d’un garde-note ?

Pendant l’ouverture du sallon, il paroît une multitude de brochures que tracent tour-à-tour l’envieux, l’ignorant & l’amateur. Chacun alors a la manie de se connoître en peinture, & les gens de lettres en général ne s’y connoissent pas, quoiqu’ils affectent aujourd’hui de faire entrer dans leur style beaucoup de termes de cet art. Ce déluge de pamphlets n’empêche pas la foule de se porter aux tableaux critiqués ; & l’enfant qui sourit à la peinture parlante, détruit toutes les objections de l’écrivain prévenu ou difficile.

Quand la jalousie s’allume une fois entre les peintres, elle surpasse encore celle des poëtes.

Les peintres d’histoire se placent au-dessus des autres peintres, qu’ils appellent peintres de genre.

La peinture dans le siecle dernier sembloit n’appartenir qu’à l’église & aux rois ; elle ne travailloit que pour les temples & les palais ; voilà pourquoi les peintres d’histoire sont encore orgueilleux & veulent tenir le premier rang. Il leur est dû toutefois, quand ils ont marié à la belle exécution le choix d’un sujet noble & intéressant.

Si dans notre malheureuse tragédie il y a toujours un roi ; si ce roi est toujours un tyran, & s’il s’agit toujours de le poignarder, de lui ôter la vie & la couronne ; de même, la peinture, comme la tragédie amoureuse de catastrophes sanglantes, a eu la sombre & longue manie des compositions représentant des martyrs, des supplices, des bûchers, des corps mutilés ou brûlés. Entrez dans une église ; vous ne voyez dans les voûtes que des mines de bourreaux & des saints patiens que l’on torture à loisir.

Le pinceau long-tems conduit par l’esprit fanatique des moines, ou dévoué à l’adulation la plus caractérisée, est revenu enfin à des compositions douces, agréables & touchantes.

Les sujets sont mieux choisis ; ils appartiennent à la morale, au siecle pastoral ou au patriotisme ; & l’œil n’est plus révolté par ces images de tyrannie & de cruauté, qui teignent de sang les murailles de nos temples, dans l’idée d’honorer ainsi les victimes de la religion : mais si elles jouissent d’un bonheur ineffable, pourquoi transmettre aux regards la figure atroce de leurs bourreaux, & en épouvanter l’ame timide & compatissante qui vient adorer & prier ?

Les mœurs actuelles nuisent beaucoup aux jeunes peintres. Ils sont devenus moins laborieux que leurs prédécesseurs. La trop grande dissipation dans laquelle ils vivent, absorbe le tems nécessaire pour les grands travaux ; puis le libertinage dégrade aussi quelquefois l’artiste & son génie. Il étoit fait pour s’élever au sublime ; il amollit son pinceau, le dénature, le rabaisse à des scenes communes. Tel qui étoit né pour nous retracer les faits immortels de notre histoire, fera une bambochade, où deux petits amours seront groupés près du fémur d’une nymphe.

On voit au sallon que les peintres François ont été fort embarrassés pour peindre nos têtes poudrées & nos joues enluminées ; mais quand il faut que leur pinceau rende un conseiller en robe, alors c’est bien autre chose. Quoi de plus ridicule en peinture, qu’un homme affublé d’une étoffe noire, ayant lui-même le visage basané, une perruque vaste & d’une blancheur éclatante ? Il n’y a rien de si discordant en couleur ; la nature n’a rien fait de semblable. Il ne faut qu’une pareille figure pour tuer un tableau, fût-il parfait d’ailleurs. Je ne connois rien au monde de plus grotesque, de plus bizarre, que ces tableaux de l’hôtel-de-ville & de Sainte-Genevieve, ou l’on voit de pied en cap les prévôts des marchands & les échevins avec leurs robes traînantes, leurs perruques ébouriffées, leurs manchettes, &c. L’imagination dans sa bizarrerie ne sauroit rien créer au-delà de ces encolures. Prenez le costume de tous les peuples de la terre, je vous défie de rencontrer quelque chose de plus risible. Raphaël, le Titien, Rubens auroient pris ces coëffures moutonnées pour une charge extravagante, une fantaisie inconcevable.

Que le peintre s’abstienne donc désormais de peindre des perruques poudrées & des robes noires. L’habillement des Hottentots seroit cent fois moins étranger au pinceau, & ne le repousseroit pas d’une maniere aussi dure, aussi discordante.

J’en dirois autant du rouge des femmes ; mais cela saute tellement aux yeux, que j’en connois plus d’une qui par instinct n’ont pu se considérer long-tems dans leurs portraits chargés de cette enluminure. Quelque chose leur disoit qu’elles pourroient être ainsi dans le monde, vu l’usage, la mobilité des yeux & des traits du visage ; mais que de plaquer ce rouge, ce masque sur la toile, c’étoit vouloir immortaliser tout à la fois le mauvais goût & une tache défigurante.

Le ciel de Paris, dans sa teinte demi-sombre, est peu favorable à la couleur. Les peintres qui arrivent de Rome avec une touche fraîche & brillante, la perdent insensiblement ; & l’on distinguera toujours l’école du Louvre à son coloris, en général inférieur à celui des autres écoles.