Tableau de Paris/450

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CHAPITRE CCCCL.

Boueurs.


Ils enlevent les immondices que le balai domestique pousse dans le coin des bornes ; mais ce balai est mou & insuffisant ; les boueurs écument la ville. Il faut de l’adresse pour passer vite entre leur pelle & leur tombereau. Si vous ne prenez pas bien votre tems, si votre élan manque de justesse, la pelle du boueur se verse dans votre poche. Il faut avoir l’œil preste & le pied sûr ; car les boueurs en souquenilles, ennemis nés des habits propres, n’interrompent jamais leurs fonctions. Ne soyez point distrait en passant à côté d’eux ; ils ne vous voient pas, ils ne songent point à vous, ils flanquent la boue épaisse comme de l’eau bénite ; & s’ils nettoient les rues, ils n’ont point ordre de ne pas faire jaillir sur les passans de larges éclaboussures.

Le tombereau voiture une boue liquide & noirâtre, dont les ondulations font peur à la vue ; elle s’échappe, & le tombereau entr’ouvert distribue en détail ce qu’il a reçu en gros. La pelle, le balai, l’homme, la voiture, les chevaux, tout est de la même couleur, & l’on diroit qu’ils aspirent à imprimer la même teinte sur tous ceux qui passent. Le danger est sur-tout du côté où le boueur n’est pas ; vous longez avec confiance une roue immobile, une pelletée d’ordures vous descend sur la tête.

La putridité morale accompagne pour ainsi dire l’infection des ruisseaux. Oh, si la pelle du boueur pouvoit mettre dans le même tombereau toutes ces ames de boue qui infestent la société, & les charier hors de la ville, quelle heureuse découverte, & combien elle seroit précieuse à la police !

Les inspecteurs font au moral ce que les boueurs font au physique. Mais ils n’enlevent pas tout ; il est impossible de vivre dans cette grande ville sans être maculé par la pelle du boueur, ou par la langue de la bassesse ; il faut recevoir le coup de la méchanceté comme le coup du balai, se laver & se taire.

Paris depuis quelques années m’a paru plus mal-propre qu’il ne l’étoit ci-devant. D’où vient cette négligence ? Le bourgeois tenu de balayer sa porte, ne la balaie pas ou la balaie lâchement. La police avoit établi des balayeurs, à charge de faire payer à chaque maison une légere contribution : mais le bourgeois qui redoute la plus petite taxe, parce qu’il sait par expérience qu’elle ne fait que croître & embellir, s’est refusé au paiement. On attend sans doute que le bourgeois récalcitrant en ait jusqu’aux oreilles & qu’il crie. Alors il se soumettra de bonne grace à la régie des balayeurs, qui me semblent de toute nécessité. Les servantes & les valets s’acquittent très-mal de cet emploi devant la façade des maisons ; & puis le balai ne va point jusqu’au ruisseau du milieu, parce qu’à Paris, plus qu’ailleurs, chacun est pour soi & qu’on s’y inquiete peu de l’intérêt général.

En attendant que ce procès entre la bourgeoisie & la police soit vuidé, le riche qui va en carrosse s’en moque, & la boue ferrugineuse vole sur celui qui ne veut pas payer & sur celui qui paieroit bien volontiers. Les dégraisseurs y gagnent ; mais souvent leur art disparoît devant certaines taches indélébiles, tant les souillures, au physique comme au moral, ont dans cette double fange une empreinte corrosive qui brûle & noircit l’étoffe.