Tableau de Paris/452

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CHAPITRE CCCCLII.

Turgottines.


Voitures publiques, ainsi nommées lors du changement que fit M. Turgot dans toutes les messageries du royaume, à l’aide d’un privilege exclusif.

La gêne qu’on y éprouve pourrait un jour faire naître l’idée fausse d’un ministre exacteur. La caisse de ces carrosses est étroite, & les places y deviennent si pressées, que chacun redemande sa jambe ou son bras à son voisin lorsqu’il s’agit de descendre. Le marche-pied trop haut est incommode & impraticable pour les femmes.

Si malheureusement il se présente un voyageur avec un gros ventre ou de larges épaules, tout le monde est supplicié, il faut gémir ou déserter.

On fait partir les voyageurs à deux heures du matin en hiver, afin de dépenser le tems dans des bureaux vers les quatre heures du soir, & ce pour la visite de quantité de ballots qui ne les regardent pas. Il y a des bureaux où l’on vous tient la carrossée en plein minuit à la belle étoile, dans une cour venteuse, durant tout le tems de la décharge immense des marchandises ; & quand on se plaint, on vous répond que telle est la volonté du roi. Le commis insolent se moque du citoyen, en lui fermant la bouche avec ce grand mot, que d’ailleurs le ministre & le rat-de-cave mettent en France à toutes sauces.

On attele de maigres chevaux de poste, souvent écorchés, à cette machine monstrueuse, chargée de monde & surchargée de coffres & de valises. Il n’y avoit que des foux qui pussent imaginer de faire courir la poste à des voitures si lourdes ; mais les inventeurs se sont fort peu embarrassés de faire crever des chevaux & pâtir des hommes ; le gain, voilà ce qui a fait rouler la machine dans leur imagination, & puis il a fallu, bon gré mal gré, qu’elle roulât sur les chemins. Mais pourquoi s’en étonner ? On a bien vu les grilles de Chanteloup aller en poste.

Ces voitures privilégiées ont de si beaux réglemens, que l’intérêt de la marchandise passe toujours avant l’intérêt du voyageur. Les femmes enceintes, les convalescens, les personnes d’une constitution délicate trouvent les soupentes si rudes, les places si serrées, les descentes si dangereuses, qu’elles regardent comme un tourment d’y entrer, & comme un bonheur d’en sortir.

Ainsi, tandis que les méchaniciens s’exercent à Londres à construire des voitures plus légeres, quoiqu’avec la même solidité, afin d’épargner la fatigue aux chevaux, nous avons augmenté la grossiere pesanteur des nôtres, & ce n’est plus une voiture, c’est un globe qui se meut.

Son passage devient effrayant ; un bruit tumultueux le précede & l’annonce. S’il descend avec rapidité, il risque de se renverser ; quelquefois l’accident arrive, l’énorme carrosse tombe, & vous avez beau demander au directeur le prix de vos bras & de vos jambes, il vous montre froidement son privilege, & regarde votre personne comme un ballot de plus, dont il ne doit pas supporter les accidens, vu la loi éternelle du choc des corps & celle des frottemens.

Si quelqu’un s’avisoit de vous fournir une voiture commode, bien suspendue, qui vous laissât les heures du sommeil, les administrateurs s’empareroient de la voiture & ruineroient à coup sûr cet homme officieux. Tout voyageur malade ou en santé doit être gêné, foulé, brisé, livré pendant quatre jours à l’insomnie, parce qu’une compagnie exclusive aura donné de l’argent au roi ; & qui fera rentrer cet argent à la compagnie avec le gros intérêt ? C’est toujours toi, pauvre public ! paie & de ta bourse & de ton sommeil ; paie chaque jour davantage & tais-toi : ainsi le veut le privilege exclusif.