Tableau de Paris/460

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CHAPITRE CCCCLX.

Émeutes.


Une émeute qui dégénéreroit en sédition, est devenue moralement impossible. La surveillance de la police, les régimens des Gardes Suisses & Françoises, cazernés & tout prêts à marcher ; la Maison du Roi, les villes de guerre dont Paris est environné, sans compter un nombre immense d’hommes attachés aux intérêts de la cour, tout semble propre à réprimer à jamais l’apparence d’un soulevement sérieux.

Dans l’espace de plus de cinquante années, on n’a vu à Paris que deux émeutes promptement dissipées. La ville a été généralement tranquille depuis le tems de la fronde. Les maréchaussées répandues de toutes parts, les troupes qui cerclent l’Isle-de-France, l’impossibilité du ralliement pour les séditieux, tout maintiendra un calme qui devient d’autant plus assuré qu’il dure depuis long-tems.

Il est défendu aux paysans de s’assembler en nombre ; & où iroient-ils ? que feroient-ils, en les supposant furieux ? La maréchaussée les environne ; après la maréchaussée sont les régimens ; après les régimens arriveroient les armées.

Si le Parisien, qui a des momens d’effervescence, se mutinoit, on le fermeroit bientôt dans la cage immense qu’il habite ; on lui refuseroit du grain, & quand il n’y auroit plus rien dans la mangeoire, il seroit bientôt réduit à demander pardon & miséricorde.

Le chancelier Meaupou a marché avec une foible escorte au palais de la justice, pour y établir un parlement de sa façon, sur les débris de l’ancien parlement. Il savoit bien que personne ne bougeroit : ce ne fut qu’un spectacle, malgré l’étonnement & l’indignation publique, & il s’en retourna calme & triomphant.

Une escouade du guet dissipe, souvent sans peine, des pelottons de cinq à six cents hommes, qui paroissent d’abord fort échauffés, mais qui se fondent en un clin-d’œil, quand les soldats ont distribué quelques bourrades ou gantelé deux ou trois mutins.

Le principe d’une sédition, en la supposant universelle, seroit bientôt connu & étouffé, & Paris est à l’abri de l’alarme & de la terreur que George Gordon jeta dans Londres derniérement.

Au spectacle même, lorsque les flots du parterre se passionnent vivement pour ou contre tel hémistiche, qu’on en veut aux gestes de tel acteur, la garde fait taire la bruyante assemblée, prend le parti du mauvais poëte ou du plat comédien, & après quelques clameurs, la raison du fusil devient la meilleure.

La sédition excitée à Londres par lord Gordon, a donc paru comme un rêve aux Parisiens ; & quand ils ont appris que dans ce désordre il y avoit encore une espece de retenue, qu’on brûloit telle maison & qu’on épargnoit la maison voisine, ils s’étonnoient encore plus ; car s’ils franchissoient eux certaines bornes, ils seroient capables de plus grands excès.

L’habitant de Londres, dans une sédition, garde encore son sang froid, commande à sa fureur, & la dirige sur tel ou tel point, ne passant point la ligne qu’il s’est prescrite, & dont il peut se rendre compte à lui-même.

Mais si l’on abandonnoit le peuple de Paris à son premier transport, s’il ne sentoit plus derriere lui le guet à pied & à cheval, le commissaire & l’exempt, il ne mettroit aucune mesure dans son désordre ; la populace délivrée du frein auquel elle est accoutumée, s’abandonneroit à des violences d’autant plus cruelles, qu’elle ne sauroit elle-même où s’arrêter. C’est peut-être parce que les émeutes sont rares à Paris, qu’une émeute sérieuse (si toutefois elle pouvoit avoir lieu) deviendroit d’une conséquence alarmante.

Si néanmoins elle arrivoit, une grande prudence dans le premier moment, une modération absolue, éviter de répandre une goutte de sang, & je soutiens que la chaleur de la populace s’évaporeroit d’elle-même. C’est ce qu’ont senti les magistrats dans les deux dernieres émeutes ; & cette impassibilité, très-bien raisonnée, a empêché que la commotion ne s’étendît plus loin.

Cette liberté dont jouit le peuple de Londres, qui se souleve presque à volonté, est importune & dangereuse ; mais de ce peuple turbulent & qui démolit les maisons, on tire des soldats & des matelots intrépides, accoutumés à ne rien craindre. Endormez ce peuple sous la férule d’une police chatouilleuse, il ne saura plus se battre ; & l’Angleterre perdra ce nerf & cette énergie qui tiennent à des idées de licence.

Il sera toujours difficile d’avoir tout à la fois un peuple très-aguerri dans les combats, & très-soumis dans l’enceinte des villes.

Lui laisser cette portion d’audace qui releve son caractere, sans qu’il puisse se porter à des excès attentatoires à l’autorité, voilà le chef-d’œuvre de la politique. Nous n’avons pas encore su mettre dans la balance ce que valoit quelquefois, & dans des crises importantes, l’insolence ou la fierté du peuple. Et quelle distance entre une émeute & une rébellion ?

Chaque génération, politiquement parlant, pourroit avoir ses fêtes saturnales, & sans un grand danger. Le courage national tient peut-être à quelques vitres cassées de tems en tems, à quelques exempts fustigés, à quelques pommes cuites, jetées à la tête d’hommes en robe ; mais qui a étudié certaines relations invisibles ? qui a calculé combien une police trop inquiete & trop réprimante abatardissoit une foule d’esprits & de caracteres ?