Tableau de Paris/469

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CHAPITRE CCCCLXIX.

L’Ours.


Né dans les Alpes, descendu des montagnes neigeuses, arraché au magnifique amphithéatre qui domine l’Europe, on le saisit, on le charge de chaînes, on le conduit à Paris. Cet emblême de la liberté helvétique, révéré par toute la Suisse, que Berne éleve & nourrit dans ses remparts, danse ignominieusement sur le Pont-Neuf ; & né pour vivre à côté d’hommes libres, amuse les badauds de sa figure étrangere.

Il semble regretter le séjour des frimats, les forêts de sapins ou il erroit librement ; il gémit en faisant son menuet sous le bâton : son air sérieux tient du pays où il est né.

Que diriez-vous, valeureux Bernois, & vous, Suisses des douze autres cantons, que diriez-vous, en voyant votre animal chéri, humilié, dégradé, sa robe faite pour les âpres hivers, salie de la boue parisienne, & lui tournoyer pesamment, au milieu des éclats de rire de la populace réjouie par la danse lourde de l’animal républicain ?

Le fier léopard n’a point reçu cette humiliation ; il déchireroit de ses griffes, conducteurs & spectateurs. L’ours helvétique monte à l’échelle, tend le chapeau du maître qui reçoit la vile monnoie que l’on offre par pitié à ses pas cadencés. Il gravissoit, le nez à l’air, les sommets du mont Jura ; muselé, il pose sa lourde patte sur l’échelon, on le frappe avec la chaîne qui le guide. Et pourquoi le traiter ainsi ? Il ne s’est pas vendu.

On a vu les conducteurs d’ours, voleurs de grands chemins, se servir de ces animaux pour dépouiller les passans ; on les avoit dressés à ce coupable usage. Ils ont attiré l’attention du gouvernement.

On nomme le gouverneur d’un sot de qualité, d’un jeune Allemand, d’un Hollandois, qui fait voyager son éleve pour le décrasser, un meneur d’ours. Les Suisses font volontiers ce métier-là.