Tableau de Paris/470

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CHAPITRE CCCCLXX.

Hôtel des Invalides.


Létablissement le plus juste d’un siecle de grandeur. On ne voit plus les soldats, comme le dit Young, étendant le bras qui leur reste, mendier leur pain le long des royaumes que leur valeur a sauvés.

Ce qu’il y a de touchant, c’est de voir ceux qui ne peuvent plus porter des alimens à leur bouche, être servis par des mains officieuses & journalieres. Ces tristes restes de la fureur insensée des batailles ; ces corps, selon l’expression d’un poëte, dont le tombeau possede la moitié, ne peuvent plus accuser la patrie d’une criminelle indifférence.

Un gouvernement doux a effacé les rigueurs d’une discipline trop austere ; car, puisque cet hôtel est un asyle de paix & de repos, puisqu’il est une récompense, il faut en éloigner les ordonnances tristes & séveres qui conviennent aux soldats guerroyans & campés sous la tente.

Ce vaste bâtiment est en pierres ; le vieux soldat est enfermé dans des murailles épaisses. Ces voûtes où le soleil ne pénetre pas même en été, paroissent rendre ce grand lieu, bien froid, bien sombre, bien ennuyeux pour la vieillesse. De longs corps de bâtimens, des escaliers noirs, des corridors glaçans, impriment à ce grand édifice quelque chose de triste.

Les soldats y sont logés pêle-mêle, & la propreté n’a pu s’établir dans ces salles spacieuses. Mais les officiers y sont bien en comparaison du soldat ; les officiers m’ont tous paru assez contens de leur sort, & cet aveu peut tenir lieu d’une louange complete.

Il n’y regne pas la même fraternité que dans les camps. Chacun s’isole, & l’indifférence la plus absolue regne entre ces êtres jadis si unis. C’est qu’il n’y a plus le danger des batailles, ni la société d’armes, ni le poids des fatigues à soutenir ; les régimens mêlés, les soldats ne se reconnoissent plus. De là peu d’échanges de bienfaits ; l’esprit militaire ne s’y manifeste plus que par des rêveries sur la gloire ; cette retraite n’ouvrant plus de moyens à une sorte d’avancement, chacun ne vit plus que pour le présent, & ne se repaît plus que des fantômes du passé.

Les vieillards ont des infirmités & de l’humeur : il faut donc adoucir leur état ; c’est ce qu’on a fait depuis quelques années. Une administration qui n’a rien de rigoureux, leur a laissé nombre de petites libertés innocentes, qui font que chacun s’arrange à sa guise & est content : avantage particulier que des loix générales & exigeantes ne pouvoient embrasser. Redisons-le ; puisqu’il s’agit de se reposer, il faut à ces soldats du repos dans toute son étendue ; & c’est là leur principale récompense.

Le dôme est superbe, & fait l’objet de la curiosité & de l’admiration des étrangers.

La cuisine est remarquable par ses immenses chaudieres, par ses broches nombreuses, par la distribution prompte & égale des plats. Le service du vin dans des chopines de plomb a quelque chose de rapide & de particulier, qui étonne l’œil.

Les hommes sont si ennemis des regles assujettissantes, que ces invalides ne paroissent guere au réfectoire que pour emporter leur portion congrue. Ils la troquent ensuite, la partagent comme bon leur semble ; & cette liberté qui satisfait tous les goûts, prévient mille plaintes. L’expérience a prouvé que les petites jouissances sans gêne plaisoient à tous les hommes, & qu’ils les préféroient aux jouissances qu’on leur apprêtoit avec une sorte de régularité.

Louis XIV laissa par testament son cœur aux Jésuites de la maison professe, qui l’ont placé dans leur église, comme un monument de son affection royale pour leur société.

Aujourd’hui qu’ils ne sont plus, seroit-ce aller contre l’intention du feu roi, que de le transporter à l’hôtel des Invalides ? Et où ce dépôt peut-il être plus dignement placé que dans ce temple superbe ?

Louvois avoit destiné les magnifiques souterreins placés sous l’église à la sépulture de nos rois, & comptoit y faire transférer les tombeaux de Saint-Denis.

Le cardinal de Bouillon, ambassadeur à Rome, fit faire par les plus habiles artistes un mausolée au maréchal de Turenne, son neveu. Ce monument, propre à perpétuer la gloire & les exploits de ce grand homme, devoit être élevé dans le sein de la France sa patrie : mais la disgrace du cardinal suspendit ce projet, l’ouvrage fut déposé dans les granges de l’abbaye de Cluni, où il est encore dans les caisses qui l’ont apporté de Rome.

Ne seroit-il pas convenable de l’en tirer, & de le placer à l’hôtel des Invalides, où il seroit d’une maniere plus décente & plus conforme aux vœux des braves militaires qui l’habitent ? C’est là qu’est la postérité de ce grand général.

Il y a des bouches à feu contre les petits fossés des Invalides. Ces canons se font entendre au passage de Leurs Majestés. À ce bruit, toutes les oreilles parisiennes sont aux écoutes ; le nouvelliste descend, & croit déjà apprendre la nouvelle d’un avantage pour lequel il a parié. On lui dit que c’est le roi qui passe pour aller à la chasse tuer des lievres ; alors il remonte tout honteux, pestant contre le canon qui ne publie pas la victoire qu’il avoit annoncée.