Tableau de Paris/471

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CHAPITRE CCCCLXXI.

Châtelet.


Jurisdiction qui embrasse le civil, la police & le criminel. Le prévôt de Paris est chef du Châtelet, & n’y paroît jamais ; il a encore le droit d’assister aux états-généraux, comme premier juge ordinaire & politique de la capitale du royaume ; mais personne, comme on le sait, n’est moins occupé que lui.

Ses trois lieutenans font tout, ils ont un crédit & une autorité dont le prévôt n’a pas l’ombre. Ils agissent tous trois sous son nom à peu près comme les maires du palais agissoient jadis sous le regne des rois fainéant.

La charge de lieutenant-général de police a été démembrée de la charge de lieutenant-civil ; & la branche est devenue beaucoup plus importante que le tronc, puisqu’elle s’étend aujourd’hui à toutes les parties de l’administration, où le lieutenant civil & même le prévôt de Paris ne voient goutte, & où même il ne leur est pas permis de voir.

Les procès se sont amoncelés dans cette jurisdiction, au point que l’on n’en voit plus le terme. Quelle main opérera la débacle ? La chicane a tant multiplié les détours, & les délais onéreux s’obtiennent si facilement, que rien ne finit ; & l’on peut assurer qu’il y a impossibilité que tout finisse, dans l’état où sont les choses ; c’est un désordre sérieux, auquel il faudra dans peu remédier ; sans quoi cette justice n’en aura plus que le nom, & sera vaine & illusoire.

Le lieutenant civil, quand il remplit ses devoirs, n’a pas de moment à lui. Toutes ses heures sont déterminées par des fonctions urgentes, qui sans cesse se renouvellent. C’est la charge la plus triste, la plus ennuyeuse, la plus monotone dont un magistrat puisse être revêtu. Celle de lieutenant-général de police, par comparaison, est amusante ; elle appelle du moins des circonstances rares, curieuses, des faits étranges & particuliers, qui soutiennent le magistrat dans son travail, donnent à sa pénétration de quoi s’exercer, & peuvent occuper & intéresser tout à la fois sa tête & son cœur. Le lieutenant civil n’a qu’un travail sec, rebutant, épineux. Il est sans cesse tyrannisé par de petites formes juridiques. On appelle encore de ses sentences. Son bon-sens & sa miséricorde ne lui appartiennent pas en propre ; il est subjugué par la loi, & la loi le plus souvent est bizarre. On lui adresse tout le papier timbré qui se barbouille dans Paris : scellés, inventaires, référés, affaires de mineurs, curatelles, testamens, contrats d’atermoyemens, si fréquens de nos jours ; assemblées de parens, interdictions, saisies, séparations, prises de corps ; & il faut qu’il réponde à tout. Mais il faudroit aussi que les jours eussent pour ce magistrat soixante & douze heures.

Il fut un jour, après le dernier exil du parlement, où le lieutenant civil tint seul en échec la cour, le chancelier & les ministres. Son refus auroit pu avoir une influence prodigieuse en levant le siege. Les notaires, les greffiers, les procureurs, les huissiers, &c. tout restoit dans une immobilité fort embarrassante. On sentit que le petit poids pouvoit faire pencher la balance en équilibre ; on fut intimidé, on eut recours aux supplications. Qu’est-ce donc que la machine de tel gouvernement, où un mince rouage, jusqu’alors non apperçu, arrête tout à-coup ou facilite le jeu des autres ressorts ?

Que l’on entasse ensuite les mots de despotisme, de monarchie, d’aristocratie, d’olygarchie ; mots sans idées nettes. Tous les gouvernemens sont mixtes, & admettent dans leur sein des élémens opposés : ce que l’expérience confirme encore plus que le raisonnement.

On a vu derniérement les juges du Châtelet faire les inquisiteurs & vouloir juger un livre de physique & de morale, qu’à coup sûr ils ne savoient pas lire. On dit qu’ils renouvellent tous les cinquante ans cette prérogative : le tout pour soutenir quelque vieille prétention ignorée. Le ridicule dont ils se sont couverts en voulant toucher à ces hautes matieres, les fera rentrer sans doute dans les discussions qui sont de leur ressort.