Tableau de Paris/480

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CHAPITRE CCCCLXXX.

Fouette Cocher.


Cest le mot que dit encore le provincial en montant dans un remise. Oui, oui, fouette cocher ; tu crois d’arriver comme cela, mon bel ami. As-tu calculé les embarras qui arrêteront le pas de tes chevaux ? Ici les boueurs barent la rue & restent deux heures à relever les ordures ; là est une charrette chargée d’une pierre si lourde, que les chevaux ne font que la retenir ; le limonnier en arrête seul tout l’effort : c’est à chaque pas un vrai miracle. Les voitures à tonneaux d’eau, dont le nombre est considérable, obstruent le passage. Elles se rangent de travers pour donner de l’eau dans les maisons. Plusieurs charrettes couvertes[1], dans lesquelles les conducteurs sont ensevelis & où ils ne peuvent ni voir ni entendre, s’opposent au défilé. Le bois des chantiers, de longues pieces de charpenterie menacent dans leurs mouvemens de crever les panneaux des voitures & le flanc des chevaux.

Quand arrivera la débâcle ? c’est le chaos à débrouiller. On croit appercevoir un débouché ; mais les pierres à bâtir, qui restent des mois entiers irréguliérement rangées dans des rues déjà étroites, interceptent le passage.

Cependant les cochers serrent le plus qu’ils peuvent, gênent par leur impatience maladroite la libre circulation ; c’est à qui obtiendra un pouce de terrein.

Tu veux passer avec ton équipage, & le malheureux piéton ne doit qu’à son ventre plat & rentrant le bonheur d’échapper à l’essieu du paysan, qui excede quelquefois d’un pied. Il ne faut que la voiture d’une blanchisseuse, qui reste là plantée pendant trois heures, faisant son compte dans la maison, pour arrêter quatre cents équipages. Mais voici qu’un cabriolet scélérat, profitant d’un jour ouvert, rasant de près la borne, s’échappe de la bagarre. C’est la foudre qui part d’un nuage orageux : sauve qui peut. Le pervers conducteur veut regagner le tems perdu, en passant sur le corps de ses concitoyens. Et où court cet écervelé, ce méchant ? Car il faut l’être pour braver ainsi les clameurs de la multitude, comme si c’étoit un amas d’insectes. Il court au logis d’une catin. Il porte déjà sur son front l’empreinte livide de la débauche, & dans trois semaines il va tomber en lambeaux entre les mains de l’impuissante chirurgie.

C’étoit bien la peine d’ajouter à une vie oisive & corrompue un nouveau forfait, & de montrer publiquement sur son front le mélange du vil libertinage & de la férocité barbare ! Voilà comme l’un conduit presque toujours à l’autre.

Pauvre provincial, prends patience dans ta voiture ! Tu as calculé la distance, mais non le tems qu’il falloit pour la franchir, & tu arriveras trop tard pour la visite importante ou frivole que tu vas faire.

  1. Ces misérables charrettes sont encore plus dangereuses que les cabriolets, parce que c’est un manan aveugle & brutal qui les conduit.