Tableau de Paris/486

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CHAPITRE CCCCLXXXVI.

Tapisseries.


À la procession de la Fête-Dieu, les tapisseries des rues offrent, sur le passage du Saint-Sacrement, les amours impudiques des dieux & des déesses de la mythologie. Jupiter enleve Ganymede, caresse Junon. Bacchus s’enivre sur le sein d’Érigone. Salmacis serre dans ses bras amoureux le jeune homme qui lui résiste. Apollon poursuit Daphné. Vénus sourit à Adonis. Et voilà les images que la piété déploie pour honorer le Saint des saints.

Les métamorphoses d’Ovide sont sous les yeux des prêtres adorateurs. Le paganisme fait tous les frais des hommages rendus au plus redoutables de nos mysteres ; & si un païen, tout-à-coup sorti des gouffres de l’enfer où notre religion le plonge, assistoit à l’une de ces processions, il reverroit de toutes parts ses dieux & ses idoles.

Qui l’eût dit que les fastes de l’idolatrie triomphante orneroient le frontispice des maisons catholiques, & que les prêtres qui portent le Dieu vivant, se promeneroient religieusement au milieu des figures de la théologie païenne !

Les faux dieux de l’antiquité s’avancent jusqu’au pied du reposoir[1]. Jupiter, armé de son foudre, y entre ; il semble en menacer la Vierge Marie. Apollon & les neuf Muses reçoivent tout à côté la bénédiction que l’on donne au peuple.

Les tapissiers n’y entendent point finesse. Montés au haut de leurs longues échelles, ils clouent les Bacchantes armées du thyrse tout au-dessus de l’autel ; & l’œil, à travers les rayons du soleil, apperçoit l’enlevement de Proserpine.

Quels étoient à Rome les ornemens publics lors de la marche des prêtres de Cybele & de Cérès ? Différoient-ils beaucoup des nôtres ?

Lorsque Louis XV, dans sa fameuse convalescence, vint rendre graces à Dieu à Notre-Dame, le bourgeois tapissa les rues, comme pour la fête la plus solemnelle du catholicisme.

On a banni des appartemens ces tapisseries à grands personnages que les meubles coupoient désagréablement, & elles sont reléguées dans les anti-chambres. Le damas de trois couleurs & à compartimens égaux, a pris la place de ces figures qui, massives, dures & incorrectes, ne parloient pas gracieusement à l’imagination des femmes. Les tapisseries descendent du galetas pour le jour de la Fête-Dieu, & on les envoie aussi à la campagne pour garnir les mansardes.

Au reste, il faut voir les tapissiers le jour de la Fête-Dieu monter & glisser le long de leurs échelles. Toutes les portes sont tapissées. La procession défile, & la queue est encore dans la rue, que voilà les hommes clouans & les tapisseries mythologiques qui dégringolent tout ensemble. Elles sont ployées, emportées en un clin-d’œil : car elles doivent servir ailleurs.

Le miracle est, qu’à travers tant d’échelles qui courent, droites & hautes, tant de marteaux qui sont en l’air, tant de passans qui heurtent les échelons & leur base boiteuse, il n’y ait pas quelque martyr de la tenture & du pieux empressement des tapissiers, qui ce jour-là regardent toutes les têtes comme des pavés.

  1. Petite chapelle dressée à la hâte dans un carrefour, où le Saint-Sacrement se repose, & que les bourgeois se font gloire de bâtir.