Tableau de Paris/488

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CHAPITRE CCCCLXXXVIII.

Coutume.


On nous parle des Tahuglanks, situés au nord du Nouveau-Mexique, vers le deux cent quarante-unieme degré de longitude. On nous en parle comme d’un peuple policé qui a aussi ses arts brillans ; mais des coutumes fort extraordinaires.

Un prince du sang, chez ses Tahuglanks, établit sa chaise percée tout au milieu de sa chambre, en présence de sa maison & de ceux à qui il donne audience. C’est une prérogative dont il se montre jaloux. Placé sur ce trône mobile, le prince constipé ou dévoyé fait publiquement, sans voile & sans paravent, toutes les grimaces que lui commande sa situation. Un grand valet debout & attentif lui présente des pattes de coton avec lesquelles le prince s’essuie ; le valet les range l’un dessus l’autre comme des beurrées, & sous l’œil ouvert des assistans. On voit les déjections de monseigneur. L’odorat des courtisans rassemblés a beau s’armer de constance, il ne peut se soustraire aux tourbillons des alkali-volatils.

De belles dames qui viennent faire leur cour & demander des graces, arrivent quelquefois au milieu de la cérémonie, & ne s’en vont pas : ce seroit un manque d’usage. Elles restent & font la conversation de l’air du monde le plus aisé.

Mais si le seigneur Tahuglank chie au nez de tous ceux qui entrent chez lui le matin, son maître le lui rendra bien le lendemain ; il s’asseyera encore plus fiérement sur la chaise percée, & embaumera son vassal. Celui-ci aura besoin de la ferme contenance qu’il exigeoit la veille ; il n’osera pas détourner la tête ; la conversation ira son train, comme si les parfums les plus suaves remplissoient l’appartement ; il n’offrira qu’un nez impassible en songeant que c’est un prêté-rendu, & qu’à trois jours de là, lorsqu’il prendra médecine, sa cour particuliere aura le visage calme & serein à l’aspect des contorsions redoublées, qu’il variera tout à son aise & dans tout le loisir possible.

Voilà bien le sujet d’un chapitre pour un nouveau Rabelais ; mais je ne suis pas assez docte pour l’entreprendre. En quel tems a commencé cette coutume ? Comment s’est-elle perpétuée ? Comment regne-t-elle encore chez ce peuple, dont les gazettes nous vantent le goût, la politesse & les graces ? Est-ce une filiation de l’histoire du Grand-Lama, qui fait don de ses excrémens desséchés à tous les princes & vassaux du Thibet ? Mais ils sont du moins en poudre. Il jouit seul de cette glorieuse prérogative, & parmi les Tahuglanks, il ne faut avoir qu’une goutte du sang royal dans les veines, pour inviter tout le monde au spectacle des fonctions journalieres de la garderobe avec tous leurs accompagnemens.

Les témoins prétendent que par l’adresse & la promptitude des enleveurs de la chaise percée, l’évaporation est presqu’insensible. D’autres soutiennent au contraire que les corpuscules actifs se font sentir dans toute leur énergie ; & le marc du souper d’un prince est tout autre que le marc grossier d’un porte-faix. Que faut-il croire ? Au reste, celui qui ne sera pas satisfait du récit que ma qualité d’historien m’a obligé de faire, pourra en achetant une charge honorable, se convaincre pleinement par l’expérience que ceci n’est point un conte.