Tableau de Paris/489

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CCCCLXXXIX.

Commissaires.


Ils ont des départemens variés & même opposés. Quel rapport y a-t-il entre une batterie & l’apposition d’un scellé ; entre la levée d’un cadavre, & un partage entre héritiers ?

Leurs fonctions principales concernent la police. Le guet leur amene tous ceux qui ont commis quelques désordres. Ils peuvent les envoyer en prison sur-le-champ.

Une multitude de faits particuliers & souvent imprévus sont remis à leur prudence, & exercent leur sagacité. Les disputes, les rixes, les accidens, les injures graves vont d’abord à leur tribunal. Il faut qu’ils écoutent les parties & qu’ils décident promptement.

Les plaintes pour fait de vols, viols, violences & autres crimes, sont aussi reçues par eux, & d’après la clameur publique, ils interrogent d’office le coupable & le font emprisonner.

Ils font faire ouverture de portes, lors des saisies de meubles en l’absence d’un locataire ; lorsqu’un particulier sans secours est décédé dans sa chambre. Enfin, lors des morts promptes ou suspectes, ils accompagnent le chirurgien du Châtelet.

Leurs fonctions sont presque toujours ou tristes ou contraignantes. Si l’on releve un cadavre mutilé, ensanglanté, c’est pour les yeux du commissaire. Il se trouve entre le meurtrier & celui qui a été assassiné. Toutes les blessures que la perfidie, la fureur & le hasard occasionnent, viennent sous leurs regards ; toute affaire criminelle commence dans leur greffe. Leur procès-verbal devient la base de la procédure criminelle ; les juges prononceront d’après leur exposé. Quel emploi sérieux !

Ils font les interrogatoires des accusés ; & ceux même qui sont enlevés par des ordres supérieurs sont encore interrogés par eux. Mais on choisit un commissaire habile, qui vous fait mille questions captieuses ; & c’est un danger de plus que d’être interrogé par un pareil homme qui ordinairement n’est pas disposé à vous servir.

Il est peu d’état qui demande autant de justesse dans l’esprit, autant de modération, autant de ressources, autant de connoissances particulieres que celui de commissaire ; & c’est un clerc qui balance entre une étude de notaire, de procureur, ou une charge d’huissier-priseur, qui le plus souvent adopte ces fonctions redoutables.

Les uns pechent par la sévérité, les autres craignent de se compromettre ; ils sont rarement dans le point précis où ils devroient être. Après avoir fait tomber leur rigueur sur le petit peuple sans protecteur, ils semblent avoir un peu trop de respect pour tout ce qui tient aux grands & aux riches, & cette conduite versatile, pour ne pas dire plus, leur a ôté cette réputation d’intégrité qu’ils devroient avoir.

Leur situation est assez embarrassante : ils marchent entre le lieutenant de police, qui les réprimande vertement, & le peuple qui crie. Il faut qu’ils satisfassent l’un & l’autre ; il faut même qu’ils devinent ce qu’on ne leur dit pas, & qu’ils agissent différemment selon les tems, les personnes & les circonstances. Ceux qui n’ont point de sagacité font des fautes (leur petit code à la main) qu’ils s’obstinent à ne pas reconnoître.

Les commissaires sont chargés de trop de choses, & trop peu payés. De là vient que quelques-uns ont commis plusieurs bassesses.

Trop souvent le commissaire est absent ; il est allé à ses plaisirs, ou apposer des scellés : car ils en sont tous friands. C’est au clerc, personnage assez avili, que vous avez à faire. Le guet promene souvent un délinquant avec les menottes de quartier en quartier, faute de rencontrer le commissaire chez lui. Le peuple le craint toujours beaucoup plus qu’il ne le respecte.

Un commissaire emploie un autre commissaire pour faire la police dans son quartier, de crainte de se faire jeter la pierre par ses voisins. La plupart abandonnent le balayage des rues, la visite des marchés, la vérification du poids du pain, comme s’il étoit avilissant d’y veiller.

Une fréquentation journaliere & nécessaire avec l’inspecteur, l’exempt de police, les espions, les mouchards, leur a imprimé je ne sais quelle similitude qui leur a ôté presqu’entiérement la physionomie de juges.

La plainte qu’il faut payer, les casuels de leur état, prélevés quelquefois stir les filles de mauvaise vie qu’ils protégent ou qu’ils poursuivent, selon le degré d’attention donc elles sont pourvues : les présens offerts & acceptés par les bouchers, boulangers & autres, qui vendent à poids & à mesures, n’ont pas fait de leur place une place aussi honorable qu’elle devroit l’être.

Voyez un juge de paix à Londres ; rappellez-vous celui qui, troublé dans ses fonctions par le fils du roi, lui ordonna de se rendre en prison, & en fut obéi. Toutes leurs opérations étant de rigueur, précédant les saisies, ordonnant les emprisonnemens, écrivant sans cesse des procès-verbaux ; toujours avec des accusateurs & des accusés, leur ame en a contracté une sorte de roideur & d’impassibilité, qui passe quelquefois sur leur visage.

Il n’y a point de farce sur le boulevard où l’on ne voie arriver un commissaire à la suite d’une querelle. Il est en robe sale & trouée ; on lui arrache sa perruque ; on le bâtonne sur le théatre aux éclats de rire de la populace. Il en est de même à la Rapée, dans une joute que l’on donne sur l’eau. Les personnages figurent une rixe ; ils se battent, le commissaire vient, il procede, il verbalise, il interroge : on finir par le jeter à la riviere avec sa plume, son rouleau de papier & son écritoire.

Si cependant on prenoit ces farces au pied de la lettre, & qu’on s’avisât de battre réellement cet officier de robe longue, on se feroit une affaire grave. Pourquoi donc montrer au peuple des commissaires bâtonnés, dont on déchire la robe ou que l’on jette à l’eau, aux huées universelles des spectateurs ?