Tableau de Paris/490

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CCCCXC.

Messe de minuit.


La veille de noël les églises se remplissent de monde ; mais ce n’est pas toujours la dévotion qui y conduit la foule. Les jeunes gens entrent à minuit la tête haute, regardant les femmes & les filles, & il leur paroît plaisant de les voir chanter & prier, à l’heure où elles sont ordinairement entre deux draps, occupées à toute autre chose.

On crut que c’étoit les organistes qui attiroient la foule bruyante. On les fit taire ; mais les ténebres d’un côté, les temples illuminés de l’autre, le renversement passager de la coutume, rendront toujours ces heures de la nuit plus intéressantes que celles du jour. C’est la seule fête nocturne que la religion autorise ; & la licence qui profite de tout, s’y glisse malgré la sainteté du lieu.

Les cérémonies dans les grandes paroisses sont connues. Mais voulez-vous jouir d’un tableau vraiment curieux ? Allez entendre une messe de minuit dans un village, à quelques lieues de la capitale.

C’est le tour de la fermiere ; elle doit présenter à l’autel l’agneau sans tache, par les mains de son berger. Une députation de douze filles, tant vierges que bergeres, est venue pour chercher le pauvre petit animal qui s’ennuie fort d’être étendu dans une manne ornée de pompons & de rubans couleur de rose.

La cloche sonne, la procession va commencer : en voici l’ordre & la marche.

Le premier personnage qui paroît est un bédaud, portant la fameuse étoile des trois mages dont l’apparition auroit fort embarrassé les la Lande, les Cassini, & Newton lui-même, s’ils avoient existé alors. Les trois mages suivent : l’un d’eux, le mage Maure, a le visage barbouillé de noir de fumée ; c’est l’Arlequin ; mais il est sérieux.

On voie ensuite quatre anges qui ne volent pas mieux avec leurs ailes de carton, que le sieur Blanchard avec son vaisseau volant & ses parasols. Les vierges folles portent leurs lampes éteintes ; les vierges sages leurs lampes allumées.

Gabriel est là, plus beau que les autres ; il se retourne de tems en tems pour saluer Marie qui le regarde tendrement.

Un saint Joseph suit d’un air niais : on a choisi pour ce rôle l’imbécille du village. Sa fonction est de garder le pauvre petit agneau qui bêle de toutes ses forces à la cérémonie. Les bergers s’avancent, enveloppés dans leurs grands manteaux, qu’ils relevent de tems en tems pour faire l’exercice de la houlette.

Enfin on voit se développer, par des évolutions bien exécutées, un joli bataillon de bergeres. Elles ont toujours plus de graces que les garçons.

Leurs vêtemens sont blancs, coupés d’écharpes & de ceintures de différentes couleurs ; leurs houlettes ornées de rubans. L’une porte l’arbre de Jeffei ; la seconde, la verge d’Aaron, retrouvée de nos jours par l’hydroscope Bléton ; la troisieme, la pomme (non celle qui perdit Troyes, mais celle qui perdit tout le genre humain) ; la quatrieme, le serpent qui fit cette belle équipée dans le paradis terrestre. Les autres n’ont en main que leurs houlettes, ou celles de leurs bergers favoris.

Cette gentille phalange est accompagnée d’un orchestre ambulant, composé de deux violons, d’une clarinette, d’un serpent, & de cinq cornemuses. Le concert de Rousseau chez M. de Trétorens n’approche pas de celui-là. Un chien qui a suivi son maître à l’église sans en être apperçu, entendant cette superbe harmonie, se met à hurler lamentablement, pour faire sa partie dans le concert. Bedauds & bergers veulent le chasser, & la cacophonie redouble.

Enfin, deux bergeres s’avancent pour chanter des cantiques pieux, décens, & sur-tout très-spirituels, ainsi qu’on en peut juger par celui-ci que j’ai retenu.

Gabriel chez Marie
Vint par compassion,
Et lui fit œuvre pie
Sans copulation.

Après la messe, qui a été entendue avec dévotion & simplicité de cœur par ces bonnes gens, le réveillon se fait. Les cabarets se remplissent malgré l’ordonnance du bailli ; & qui sait si la lampe de quelque vierge sage ne s’éteint point !