Tableau de Paris/491

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CHAPITRE CCCCXCI.

Boutique de Perruquier.


Imaginez tout ce que la mal-propreté peu assembler de plus sale. Son trône est au milieu de cette boutique où vont se rendre ceux qui veulent être propres. Les carreaux des fenêtres, enduits de poudre & de pommade, interceptent le jour ; l’eau de savon a rongé & déchaussé le pavé. Le plancher & les solives sont imprégnés d’une poudre épaisse. Les araignées pendent mortes à leurs longues toiles blanchies, étouffées en l’air par le volcan éternel de la poudriere. N’entrez jamais dans cet antre infect ; mais regardez avec moi à travers une vitre cassée.

Voici un homme sous la capotte de toile cirée, peignoir bannal qui lui enveloppe tout le corps. On vient de mettre une centaine de papillotes à une tête qui n’avoit pas besoin d’être défigurée par toutes ces cornes hérissées. Un fer brûlant les applatit, & l’odeur des cheveux brûlés se fait sentir.

Tout à côté, voyez un visage barbouillé de l’écume du savon ; plus loin, un peigne à longues dents qui ne peut entrer dans une criniere épaisse. On la couvre bientôt de poudre, & voilà un accommodage.

Quatre garçons perruquiers, blêmes & blancs, dont on ne distingue plus les traits, prennent tour-à-tour le peigne, le rasoir & la houppe. Un apprentif chirurgien, dit major, sorti de l’amphithéatre où il vient de plonger son bras dans des entrailles humaines, ou dont la main fétide sent encore l’onguent suspect, la promene sur tous ces visages qui sollicitent leur tour ; car le manant à Paris, pour aller à vêpres & à la Courtille, veut porter le dimanche tête frisée & saupoudrée.

Des tresseuses faisant rouler des paquets de cheveux entre leurs doigts & à travers des cardes ou peignes de fer, ont quelque chose de plus dégoûtant encore que les garçons perruquiers. Elles semblent pommadées sous leur linge jauni. Leurs juppes sont crasseuses comme leurs mains ; elles semblent avoir fait un divorce éternel avec la blanchisseuse, & les merlans eux-mêmes ne se soucient point de leurs faveurs.

La matinée de chaque dimanche suffit à peine aux gens qui viennent se faire plâtrer les cheveux. Le maître a besoin d’un renfort ; les rasoirs sont émoussés par le crin des barbes. Soixante livres d’amidon dans chaque boutique passent sur l’occiput des artisans du quartier. C’est un tourbillon qui se répand jusques dans la rue. Les poudrés sortent de dessous la houppe avec un masque blanc sur le visage. L’habit du perruquier pese le triple. Battez-le ; je parie pour six livres de poudre : il en a bien avalé quatre onces dans ses fonctions, d’autant plus qu’il aime à babiller.

Eh bien, le dimanche, à quatre heures du soir, ce même perruquier, lassé de sa blanche poussiere, monte dans une chambre, se met nu de la tête aux pieds, se lave, s’essuie, & passe dans une seconde chambre voisine & séparée, où il s’habille proprement en noir. Il n’ose lui-même repasser par sa farineuse boutique, il sort aussi propre qu’un conseiller.

Où va-t-il ? À l’opéra, voir danser mademoiselle Guimard, dont il vante les graces. Il se trouve à côté de celui qu’il a coëffé le matin. Alors il peut se frotter sans crainte à son voisin, & rouler parmi les flots du peuple extasié. Ce n’est plus un merlan, c’est un juge en musique.

Lorsqu’il rentre, il se déshabille avec soin, range son habit propre, met de côté sa chemise à dentelles, & revient dans la chambre grasse reprendre ses vêtemens lourds & poudreux, qu’il portera six jours de suite, si une fête ne coupe point la semaine pour le ramener au palais magique, où il claquera Vestris, le dieu de la danse.

Il faut que ce métier si sale soit un métier sacré ; car dès qu’un garçon l’exerce sans en avoir acheté la charge, le chambrelan est conduit à Bicêtre, comme un coupable digne de toute la vengeance des loix. Il a beau quelquefois n’avoir pas un habit de poudre ; un peigne édenté, un vieux rasoir, un bout de pommade, un fer à toupet deviennent la preuve évidente de son crime ; & il n’y a que la prison qui puisse expier un pareil attentat !

Voilà comment, avec des loix mal-entendues, on se joue indécemment de la liberté des hommes. On cite encore S. Louis, législateur & patron des perruquiers, dans la vue de consacrer de si respectables privileges !

Oui, pour raser le visage d’un fort de la Halle, poudrer une chevelure de porteur d’eau, peigner un savant, papillotter un clerc de procureur, il faut préalablement avoir acheté une charge.

Quelque chose encore, qui tout-à-la-fois attire & repousse l’œil dans la boutique d’un perruquier, c’est le pâté de cheveux sorti du four. Sa croûte, sa ressemblance extérieure avec les bons pâtés de Périgueux, dites, cela ne fait-il pas frissonner ?

Il n’y a pas plus de cent ans que la perruque étoit un ornement rare & coûteux. Une perruque (frémissez, têtes chauves !) se vendoit jusqu’à mille écus. Il est vrai qu’elle étoit d’un volume énorme, & qu’il falloit dépouiller plusieurs têtes pour en couvrir une seule. Aujourd’hui, sans se ruiner, on couronne son chef d’une chevelure artificielle pour quatre pistoles ; & cette perruque moins chere est mieux faite, mieux plantée, & imite le naturel à s’y méprendre.

Les maîtres d’école des environs de Paris, les vieux chantres, les écrivains publics, les huissiers vétérans n’y regardent pas de si près. Ils ne veulent pas en imposer ; ils achetent des perruques de hasard, qui laissent un pouce d’intervalle entre la peau & les cheveux factices. Ils vont au grand magasin établi quai des Morfondus. La est un tas de tignasses ; mais malgré les revers & les années, les cheveux anciennement tressés y tiennent encore.

Les têtes humaines, en-dehors comme en-dedans, quoi qu’on en dise, sont à peu près égales. Ce qui en fait la différence ne mérite guere d’être compté. D’ailleurs cette jauge de l’orgueil disparoît à une légere distance.

Le maître d’école de village a embrassé ce consolant systême ; il ramasse, avec le coup-d’œil supérieur de la philosophie, le premier bonnet chevelu qui ne jure pas trop avec son poil. Dès qu’il fait heureusement le tour de la boîte où gît sa haute pensée, il lui convient, il l’adopte. Son prédécesseur raisonnoit-il mieux que lui ? étoit-il mieux coëffé ? Qui pourra décider affirmativement entre deux têtes & deux coëffures ? Le maître d’école ne met pas une si grande distance entre génie & génie, perruque & perruque ; il paie trente sols, & marche ainsi coëffé vers la classe où l’on ne se moquera pas plus de son bonnet que de sa tête.

Il n’y a eu à Paris qu’un seul vieillard assez courageux pour braver l’art des perruquiers, lequel soumet tout occiput. Cet homme a osé dire ils n’existent pas pour moi. On l’a vu paroître en tout lieu & même à la cour sans perruque. Dès lors il a paru un grand homme ; il n’avoit qu’à se coëffer comme le maître d’école, & ce n’auroit plus été qu’un homme ordinaire.