Tableau de Paris/503

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CHAPITRE DIII.

Tours de Filoux.


Les filoux ayant à combattre une inspection vigilante, ont eu besoin de plus de ruse & de souplesse. La défense est devenue aussi ingénieuse que l’attaque. Le chef-d’œuvre seroit de s’entendre avec les préposés ; mais comme cela est impraticable, il faut qu’ils aient recours à des astuces toujours nouvelles.

La main qui soutire la tabatiere d’or, la montre, la bourse, est légere & souple ; mais elle s’est exercée sur un mannequin suspendu. Il faut qu’il soit volé sans qu’il vacille. La main subtile se forme à la longue, & la cupidité la rend adroite & sûre ; mais la langue du filou qui l’endoctrine si bien & si à propos, comment a-t-il souvent une présence d’esprit admirable ?

Un homme qui venoit de recevoir un paiement chez un notaire, retournoit chez lui dans un carrosse de louage. Le cocher ne se souvenant plus du nom de la rue qu’on lui avoit indiquée, descendit de son siege & ouvrit la portiere pour le redemander. Il trouva notre homme roide mort. À sa premiere exclamation le monde s’amassa. Un filou qui passoit, fend tout-à-coup la presse, & d’une voix lamentable & pathétique, il s’écrie : c’est mon pere ! malheureux que je suis ! Et donnant toutes les marques de la plus vive douleur, pleurant, sanglottant, il monte dans le carrosse, embrasse le visage du mort. Le peuple fut touché & se dispersa, en disant : le bon fils ! Le filou fit marcher le carrosse & les sacs d’argent, & s’arrêtant à une porte, il dit au cocher qu’il vouloit prévenir sa sœur du funeste accident qui venoit d’arriver. Il descend, ferme la portiere, & laisse le mort dépouillé de tout ce qu’il avoit sur lui. Le cocher ayant attendu long-tems, s’informa vainement dans la maison, du jeune homme & de sa sœur ; on ne connoissoit ni elle, ni lui, ni le mort.

Il fut un tems où, à la requisition de l’archevêque, on faisoit la chasse aux abbés qui alloient voir des filles. Ces abbés n’ont pour tout caractere que l’habit violet ou marron ; quelquefois le manteau court & le petit collet. C’étoit sur-tout dans les promenades du soir que ces abbés accostoient ces filles. Un filou s’étant avisé de s’habiller en exempt de police, parcouroit les promenades ; & dès qu’il voyoit un de ces abbés parler à des filles, il ne le perdoit pas de vue. Lorsque l’abbé sortoit, il alloit à lui, & montrant tout-à-coup son bâton d’ivoire, il lui disoit : vous savez ce que vous venez de faire, monsieur l’abbé ; je vous arrête de la part du roi. Le pauvre abbé tremblant, montoit dans un fiacre, & osoit enfin demander où on le conduisoit. Au Fort-l’Évêque, répondoit le faux exempt. Au Fort-l’Évêque ? Ah ! monsieur ! Il tâchoit d’attendrir le meneur, en lui représentant combien sa réputation en souffriroit. Bientôt l’inexorable exempt composoit avec son prisonnier, & lui tiroit tout l’argent qu’il avoir en poche.

Il suivoit ce métier lucratif, lorsque le magistrat en ayant été informé, fit déguiser un exempt en abbé, lequel joua dans les Tuileries le rôle convenable pour attirer le faux exempt. Quand il vint à lui montrer son bâton & l’ordre du roi, l’abbé en tira un autre de sa poche, en lui disant : voici le véritable, monsieur ; suivez-moi.

On vit ce qu’on n’avoit pas encore vu, un exempt en manteau court arrêter un homme en habit bleu & le conduire réellement au Fort-l’Évêque, où il avoit feint d’en conduire tant d’autres. Je prie quelque destinateur en belle humeur, de faire une estampe sur ce sujet ; il faudra qu’on y voie la physionomie d’un exempt en rabat transpirer sous la calotte ; l’imposteur qui en avoit endossé l’habit, ne doit avoir qu’une teinte de cet œil hardi & pénétrant, qui devine & en impose aux escrocs. La surprise, les deux bâtons croisés, l’audace terrassée, tout cela doit faire une estampe piquante.

Au mois de juin de l’année 1754, un banqueroutier, embarrassé du désordre & de la confusion de ses affaires, s’avisa du stratagême suivant. Il fit acheter secrétement un cadavre de sa taille & de son poil, & le fit porter à sa maison de campagne ; il eut soin de le revêtir du même linge & des mêmes habits qu’on lui avoit vus le jour de sa disparition. Après quoi, lui ayant tiré dans le visage un coup de pistolet, de maniere à le défigurer & le rendre méconnoissable, il prit la fuite sous un autre habillement. Tandis qu’on déploroit sa mort tragique, il étoit en Angleterre. Ce fut ainsi que ce filou fut payer ses créanciers avec un cadavre acheté, & un coup de pistolet qui ne fit de mal à personne.

Il y a beaucoup plus de filoux à Paris que de voleurs. C’est le contraire à Londres. L’Anglois dédaigne de fouiller dans les poches ; il a honte d’une subtilité ; il attaque ou il enfonce les portes. Ici la ruse du vol est plus commune que sa violence ; l’adresse veille le jour & la nuit ; il faut tout garder, tout fermer. Une porte ne reste pas impunément entr’ouverte ; les mains vigilantes des larrons qui se glissent à pas de loup, se portent invisiblement sur tout, & l’on n’oseroit confier même pendant le jour aucun objet à la foi publique.