Tableau de Paris/502

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CHAPITRE DII.

De l’Auteur du Systême de la nature.


On parle très-souvent de l’auteur du Systême de la nature. On me demande par-tout son nom, comme si je le connoissois. Je ne le connois point[1].

Il s’est caché dans d’épaisses ténebres, cet auteur violent. Que son nom meure à jamais dans l’obscurité !

Cette immensité harmonique de l’univers, ce concours de tant d’objets, dépendant d’une seule & même cause, tout ce poids de sagesse, de rapports, de vues & d’intelligence, n’écrase point l’athée. Il ferme les yeux pour ne pas voir ; il durcit son cœur pour ne point sentir. Il défend à son ame d’obéir à cette idée douce, consolante & universelle, qui nous porte tous vers un Être suprême. Il ne veut point d’un œil ouvert sur les actions des hommes ; il semble craindre que la vertu n’ait sa récompense, & que le tyran, oppresseur de ses semblables, ne rencontre bientôt un vengeur.

On diroit qu’il nourrit en lui-même des motifs secrets pour embrasser le systême du désespoir & celui du crime.

Tandis que l’adorateur du Dieu juste & bon regarde avec joie la voûte des cieux, si vaste, si brillante, & la contemple comme le palais d’un Maître puissant & magnifique, dont la grandeur est le titre irrévocable de notre félicité, l’athée n’apperçoit que des agens bruts, que des atomes liés dans un monde suspendu quelques instans au-dessus du néant. C’est l’abyme qui doit tout recevoir, tout engloutir. Triste & déplorable systême ! Tout pâlit, tout s’efface : beauté, génie, grandeur, vertu, il n’y a plus sur la terre que désordre & confusion. Quoi donc, la noblesse de l’ame, l’héroïque sensibilité du cœur, la bonté compatissante, les lumieres grandes & généreuses qui font la félicité des nations, iroient rejoindre le mensonge, la perfidie, la politique versatile & ténébreuse, la rage de l’ambition, la soif des combats, l’oubli de l’humanité ! Néron & Socrate ne formeroient plus qu’une seule & même ame ! La main qui a nourri un pere infirme ne se distingueroit plus du bras qui l’a égorgé !

Ah ! l’homme sensible détournant ses regards, n’ose plus ni penser, ni parler, ni écrire. Et que dire aux autres & à soi-même ? Que dire aux administrateurs des peuples, si je vis sous le sceptre de fer d’une aveugle fatalité, si cette puissance ténébreuse m’environne ; si la vie n’est qu’un assemblage forcé d’élémens prêts à se dissoudre ; si la tombe n’a qu’une profondeur obscure & muette où je dois m’ensevelir pour jamais ? Eh bien, que j’y tombe plutôt aujourd’hui que demain ; que je quitte un monde où il n’y a plus ni espérance, ni consolation, ni appui ; où le pouvoir qui m’a créé ne m’apperçoit seulement pas ; où ma sensibilité est froissée de toutes parts, sans qu’aucune oreille puisse entendre mes cris ni recueillir mes gémissemens ; où la force écrasante s’appellera impunément justice ; où je ne pourrai même lui contester le titre qu’elle usurpe ! Car que devient l’idée de justice, sans un Juge éternel & suprême ? Et que dirois-je au tyran qui, me mettant le pied sur la gorge, me crieroit : tu es foible, & je suis fort ?

Ainsi l’athée a renversé l’ordre qui délectoit mes regards & reposoit mon cœur. Il a porté sur la nature, ainsi que sur lui-même, une main destructive & meurtriere. Il a interdit la vertu à ses semblables, comme ne devant conserver dans les siecles aucune marque distinctive ; il a tué la grandeur & la générosité qui vivent de sacrifices ; il a invité les passions, déjà si terribles, à ne reconnoître aucun frein ; & c’est dans le néant qu’il veut faire descendre avec lui tous les êtres, comme dans les ténebres favorables, sans doute, à le cacher aux yeux de tous & à le dérober à lui-même.

L’athée porte-t-il donc un cœur criminel ? Et s’il ne l’est pas, comment peut-il voir sans frémir le tyran ensanglanté, dormant à côté du paisible & vertueux monarque ? Qu’importeroit alors d’avoir été un Marc-Aurele ou un Caligula ; d’avoir ordonné les sanglantes batailles, ou d’avoir tracé un code humain ? Que deviendroit cette affection tendre & pure qui nous porte vers nos semblables ? Fuyez, gracieuses émotions qui tendez à ramener l’union & la concorde au milieu des êtres sensibles ! Ils ne sont plus faits pour s’aimer, puisque le crime & la vertu n’admettent entr’eux aucune différence.

Mais ce systême désespérant est détruit par l’ordre & l’harmonie de la nature entiere : tandis que tout est admirablement lié dans l’univers physique, que la feuille a son organisation, que l’atome a sa tendance, que l’insecte est merveilleux dans la poussiere ; le monde moral ne sera point abandonné à une horrible confusion. Le spectacle des cieux est fait pour donner de l’audace & de l’élévation à nos idées. Il faut en croire notre ame, qui s’enflamme de joie & d’admiration devant tant de miracles prodigués par une main étendue ; il faut repousser dans la nuit dont il sort, ce noir systême qui ne peut réjouir que le mauvais roi.

Un autre systême plus pur, plus radieux, plus vaste, plus conforme à l’immensité des objets qui nous environnent, s’offre à nous comme le dogme universel de tous les peuples. Il établit une relation heureuse entre le Créateur & le cœur de l’homme ; il soumet les monarques à rendre compte de leurs actions. Nous l’embrasserons avec transport ce systême magnifique, & qui conséquemment doit exister ; car tout ce qui est grand & sublime est nécessairement vrai. Et d’où nous viendroit cette idée profonde & claire qui subjugue l’entendement ? Nous aurions donc créé un systême plus grand & plus généreux que celui qui existe, nous foibles créatures. Oui, il existe, ce systême d’ordre arrangé par une Intelligence infinie & prévoyante. Je le vois, je le sens ; je m’y abandonne ; j’abdique ma qualité d’homme, & je frémis devant tout être puissant, s’il n’est qu’un rêve.

Toutes ces planetes enchaînées dans leur orbite, circulant avec une rapidité qui effraie l’imagination, accomplissant les révolutions célestes avec une précision qui semble obéir au calcul ; tous ces globes de feu qui montent, descendent, se croisent, & qu’une chaîne invisible retient dans l’espace qu’ils parcourent ; ce temple de l’univers avec son plan, sa magnificence, sa superbe décoration, que seroit-il en effet, sans l’être né pour connoître, pour admirer son auguste appareil, pour mesurer les distances, le rapport, le vol des astres, & pour avoir le sentiment profond des prodiges qui se déploient autour de lui ? Ce temple seroit inanimé & désert si le prêtre de la Divinité, si l’homme n’étoit pas au milieu pour adorer & se prosterner devant l’ouvrage de la Sagesse éternelle.

Sans l’élan d’une ame sensible, l’univers est froid, mort & stérile. L’hommage de sa pensée, voilà ce qui donne une ame à la nature, en établissant un rapport entre l’ouvrier & l’ouvrage.

Que l’homme soit donc un moment orgueilleux de son origine ! C’est vraiment pour lui que le monde existe. Ces soleils immenses, ils ne se connoissent pas ; & lui il les pese. Sa pensée s’élance au-delà des limites où pénetrent leurs rayons. Elle a une sphere d’activité plus grande que la leur ; elle paroît le point où tout ce qui est créé peut & doit aboutir. Ardent & tranquille contemplateur des merveilles de la création, il en est le chef-d’œuvre, puisque c’est son ame qui sent avec transport la majestueuse exigence de l’Auteur de la nature. Et pourquoi se refuser à la reconnoître ? Il est bon, parce qu’il est grand. Toute idée lumineuse, tout sentiment cher, toute image sublime ou consolante, viennent du grand Être. Adorons, aimons, espérons !

  1. Ces titres de Systême de la nature, de Code de la nature, de Livre de la nature, de Philosophie de la nature, de l’Interprétation de la nature ; ensuite ces noms ressemblans de M. de Lisle, de M. l’abbé de Lille, ont formé un chaos dans l’esprit de plusieurs provinciaux qui confondent également les noms & les ouvrages. Il faut débrouiller ce chaos.

    L’auteur du Systême de la nature, très-dangereux ouvrage, est inconnu ; l’auteur du Code de la nature est anonyme ; l’auteur du Livre de la nature, est M. Robinet ; l’auteur enfin de la Philosophie de la nature, est M. de Lisle de la Salle, ex-oratorien. Son ouvrage est une compilation indigeste. M. l’abbé de Lille n’a jamais fait que des vers, & il est fort innocent du crime de philosophie. Cependant comme M. l’abbé de Lille étoit beaucoup plus connu pour ses vers que M. de Lisle pour sa prose, les clercs de procureurs, qui n’ont lu que la coutume & qui prennent leurs connoissances littéraires à la volée, se disoient entr’eux au parc civil : Tu ne sais pas ?… Non, Eh bien !… On va brûler l’abbé de Lille, pour avoir fait le Systême de la nature. Comme ces scribes calomnioient l’abbé versificateur ! Autre distinction. M. l’abbé de Lille qui ne fait que des vers, & sobrement, est de l’académie françoise ; & M. de Lisle qui compile de la prose philosophique n’en est pas encore.

    Les vers corrects & monotones de M. l’abbé de Lille sont-ils plus amusans à lire que la compilation de M. de Lisle de la Salle ? Prenez & jugez. Pour moi, je ne relirai ni l’un ni l’autre.