Tableau de Paris/517

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CHAPITRE DXVII.

Enthousiasme.


On veut plus que jamais ridiculiser ce mot, & l’on est parvenu dans ce siecle à décrier sous ce nom tout mouvement hardi, noble & généreux.

Il n’est plus permis aux ames de prendre d’élan ; la jeunesse même n’a plus le droit d’être passionnée. L’enthousiasme, cette émanation céleste, ce mobile de tant de grandes choses, ce mouvement qui honore la nature humaine & qui l’agrandit, on le tourne en dérision dans nos cercles ; on dit que ce n’est qu’une effervescence passagere & dangereuse, une fausse chaleur, une folie ; enfin, le mot enthousiaste est devenu une injure.

L’enthousiasme est cependant le créateur des grands hommes ; &, comme dit Montaigne, l’entrepreneur de miracles. Mais qui entendra aujourd’hui la valeur de ces mots ? Tant d’ames froides, petites & concentrées, ont tellement mis le poli du marbre à la place des mouvemens francs & originaux, qu’on se trouve obligé aujourd’hui de faire l’apologie de la vertu comme celle de l’éloquence. On demande ce que signifient chaleur, patriotisme, amour du bien public.

Dans un siecle d’inertie, où rien ne peut trancher, & chez une nation où l’on ne peut plus sortir des routes battues sans danger, le chevalier de Jaucourt a demandé, avec une apparence de raison, ce que le marguillier de Saint-Roch feroit de l’ame de Caton ; & un capitaine du guet, de celle de Marius & de César.

On pourroit peut-être lui répondre : le premier en administreroit plus fidélement les deniers de sa paroisse ; il en imposeroit à ses confreres ; il dévoileroit & réprimeroit de petits abus ; il feroit des établissemens utiles pour les pauvres de son quartier. Le second auroit une activité soutenue, tiendroit toujours sa troupe en haleine, & sous une sévere discipline, préviendroit les crimes ou poursuivroit si rapidement les coupables, qu’ils ne pourroient lui échapper. Dans un tumulte populaire, sa présence d’esprit, sa fermeté, la fierté de ses regards calmeroient & contiendroient la multitude.

Une ame grande, active & forte est bonne à tout. La grande erreur, comme le grand malheur de notre siecle, c’est de craindre en tout genre, & d’éloigner les ames fortes. Un grand caractere est encore plus rare parmi nous qu’un homme de génie ; & parmi cette foule qui se précipite vers les places élevées, il n’y a plus d’hommes qui sachent voir en grand & juger les objets de dessus la hauteur. Tous se perdent dans des minuties, frappent sur de petites choses, & n’apperçoivent pas l’ensemble. L’énergie de l’ame, qui agrandit l’horison, manque à leur vue.