Tableau de Paris/518

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CHAPITRE DXVIII.

Économistes.


Les économistes ont persuadé quelque tems au gouvernement, à la nation, & même à la partie la plus éclairée de la nation, qu’il étoit utile à la France de donner du réel pour avoir de l’imaginaire ; tandis qu’il faudroit donner de l’imaginaire pour avoir du réel. N’a-t-on pas toujours assez d’or & d’argent, quand on a les véritables richesses, les biens nourriciers de la terre ? Et quand on auroit de l’or haut comme les tours de Notre-Dame, mange-t-on de l’or ?

Du bled, du vin, des huiles, des fruits, &c. se mangent ; & pourquoi les donner à l’étranger, avant de savoir si le compatriote est pourvu ? La richesse métallique est donc une fausse richesse, quand on la préfere à toute autre.

Le systême des économises étoit purement spéculatif, & reposoit sur des idées abstraites. Plusieurs branches de leur systême étoient saines ; l’exportation illimitée des bleds formoit la branche la plus vicieuse : ce fut celle qu’on adopta.

Ils prêterent au ridicule, en déifiant, pour ainsi dire, le docteur Quesnai, qu’ils appellerent le maître ; en créant une foule de mots bizarres & sans goût, qui, réduits à leur juste valeur, n’offroient que des idées communes. Ils se forgerent un style dur, prolixe, emphatique, qui n’avoit ni grace, ni clarté, ni facilité, ni couleur. Ce jargon qui ressembloit à celui des adeptes, prêta beaucoup à la plaisanterie. Le sérieux grotesque de leurs assemblées chez le marquis de Mirabeau, leurs grands mots, leurs exclamations, l’abus de plusieurs termes acheverent d’exciter la bonne humeur des plaisans.

Une espece d’intolérance pour ce qui n’étoit pas eux, un dédain trop affecté pour des écrivains admirés, l’annonce fastueuse & extravagante d’avoir trouvé seuls les véritables principes politiques, & de vouloir tout fondre & tout réformer en un seul jour, acheverent de les décréditer. L’oraison funebre du maître, écrite d’un style emprunté des Petites-maisons, qui fut imprimée, offroit un délire si pleinement conditionné, que la secte ne s’en releva point.

Linguet, qu’un des sectaires avoit outragé avec mal-adresse, les secoua d’une maniere vive & caustique. Il avoit beau jeu, en entrant dans leur systême qui avoit affamé le peuple, & en ridiculisant leurs expressions. Ils eurent beau dire qu’on n’avoit pas suivi leurs documens : c’étoit en leur nom & d’après leurs livres qu’on avoit donné cette grande commotion au commerce des bleds.

Mais souvent une secte est détruite, que ses principes subsistent & regnent. Les économistes ne sont plus, & la science des économistes dirige encore quelques idées de l’administration. Ainsi l’on a vu dans les mandemens des évêques Molinistes, les idées, les expressions & les citations des Jansénistes.

Montaigne a dit de l’éloquence, que le rhéteur avoit fait souvent de grands souliers pour de petits pieds. On en peut dire autant des économistes ; ils ont déparé quelques vérités utiles & même importantes, par un jargon qui ne devoit pas être connu au dix-huitieme siecle. Tous ont joué l’enthousiasme ; c’est comme qui diroit s’enivrer d’eau froide. La morgue & le despotisme de la secte ont achevé d’inspirer de l’aversion.

Leur systême d’économie politique, qui est bien loin d’être complet, présente néanmoins un corps de doctrine raisonné & assez bien lié. Quoi qu’ils en disent, leur principale erreur consiste dans la perpétuelle application des principes moraux aux principes politiques. Ceux-ci, variables par leur nature, ne peuvent être soumis à cette évidence, leur grand cheval de bataille ; l’article des bleds, qui n’étoit qu’une branche de leur systême, a fait grand tort à l’arbre, parce que cette branche, entée par le monopole & la cupidité, a produit des fruits malheureux & empoisonnés.

Nous avons cru, en lisant ces livres économiques, que l’évidence alloit enfin nous favoriser de ses rayons bénins ; mais le nuage revenoit sur nos yeux, & le doute dans notre esprit. Nous appelions de bien bonne foi les secours de l’instruction ; nous invoquons la lumiere. Fiat lux.

Ainsi, loin que les auteurs économiques nous aient amenés à la persuasion, ils nous ont inspiré, au contraire, sur ces objets, un doute plus fort que celui que nous avions conçu. L’importance de la matiere doit tenir notre jugement en équilibre plus que jamais ; car lorsqu’il s’agit des subsistances nationales, la moindre erreur devient d’une conséquence infiniment grave.

Voici deux problêmes d’économie politique que j’ai proposés au fils d’un économiste. Comme la solution ne m’en a pas paru satisfaisante, je les reproduis.

Premier problême. Les économies ont-ils jamais songé que l’homme pût se donner un pain & un vin artificiels ? Il ne faudroit que deux ou trois expériences chymiques pour y parvenir ; & si l’on réussissoit, cette découverte ne renverseroit-elle pas la plus grande partie de la science économique ? Si la nourriture des hommes étoit à leur disposition, à peu près comme l’eau qu’ils boivent, que deviendroient les spéculations sur les bleds ? Que deviendroit la science économique ?

Second problême. Le papier-monnoie, sujet à de tristes abus, il est vrai, ne convient-il cependant pas aux états corrompus & sortis de leurs limites, ainsi que le mercure convient aux vérolés ? La France ne feroit-elle pas mieux, puisque tous les quinze ans elle fait la guerre, d’avoir, au lieu de ces parchemins qui ne sont que pour les riches, les petites bandes de papier qui font jouir le pauvre ? Qu’importe que ce soit une illusion ? L’argent n’en est-il pas une aussi ? Il n’y a que la derniere génération qui pourra se plaindre ; & les métaux sont plus écrasans que le papier qui vivifie, qui anime la circulation, & ne trompe qu’une fois.

On auroit bien d’autres problêmes à leur proposer ; mais ils disent toujours qu’on ne les comprend pas : ce qui est bien de leur faute. Et eux ont-ils jamais répondu nettement aux objections qui les terrassent ?

Le lieutenant criminel de Paris, prononçant un discours dans une assemblée générale de police, ne balança pas d’attribuer à l’exportation illimitée des grains, les crimes devenus plus nombreux à cette funeste époque. Comme il interroge tous les malfaicteurs, il est, par état, informé de tous les délits.

Si les économistes avoient su connoître leur siecle, apprécier l’esprit de cupidité, juger & prévoir ses effets ; s’ils avoient su calculer en vrais politiques, au lieu de prêcher en orateurs, ils n’auroient pas jeté avec une telle précipitation leurs premieres idées. Mais sans s’embarrasser de la réaction du systême, du lieu, du tems, de la forme du gouvernement, en vrais étourdis ils ont, avec leurs malheureuses brochures, frappé le peuple d’une calamité que l’équitable histoire ne manquera pas de leur reprocher ; car c’est elle sur-tout qui doit punir leurs noms.