Tableau de Paris/521

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CHAPITRE DXXI.

Joûtes.


Autrement dites les fêtes pleïennes.

Les Romains avoient leurs naumachies, espece de batailles navales, où l’on donnoit au peuple la vue réelle de vaisseaux qui s’entre-choquoient. Ce peuple victorieux avoit su créer une mer dans un vaste bassin. Quel peuple que ces Romains ! On ne peut leur reprocher que leurs combats de gladiateurs. Ce peuple étoit grand dans l’amphithéatre comme par-tout ailleurs ; & nous, que faisons nous ? Nous avons bâti, avec l’authentique permission du prévôt des marchands, une enceinte de quelques toises sur un bras de la riviere de Seine, en face de la Rapée. Là, les fameux nautonniers de nos majestueuses galiottes s’avancent, une gaulé en arrêt, sur des batelets barbouillés de rouge & de bleu, & luttent intrépidement à qui se renversera dans d’eau. La culbute du vaincu, qui ne nage point, mais qui marche, intéresse la sotte assemblée. On voit ensuite ces mêmes histrions aquatiques, déguisés en abbés, se précipiter dans la riviere, pour conduire le char de Neptune ; & les abbés en rabats figurent des marsouins, ou tels autres animaux amphibies qu’il plaira à votre imagination de créer.

On donnoit le même spectacle au Colisée : ce n’étoit pas là tout-à-fait les jeux du cirque, sous le regne des empereurs ; ce n’étoit pas même les tournois & les courses de bague de nos ancêtres.

Après avoir vu des bateliers tomber dans une eau sale & bourbeuse, on suivoit de l’œil quelques fusées ; on entendoit quelques pétards, puis on se promenoit dans une vaste solitude sous des galeries mal peintes, au son d’une musique barroque.

Il est fermé ce Colisée, construit à frais immenses. Que d’argent perdu !… Ce n’étoit point là le rendez-vous du peuple ; l’intérieur n’avoit rien d’assez amusant ; l’ennui planoit sous les voûtes. Pour qui l’avoit-on bâti ? Étoit-ce pour les grands ou pour la bourgeoise ? Pour les grands ? Il n’étoit pas assez voluptueux. Pour la bourgeoisie ? Il n’y avoit point de plaisirs populaires.

Voilà donc les établissemens Parisiens ! On dit au public : je vais t’amuser. Le public accourt, on ne l’amuse point ; & comment se fait-il qu’au Vauxhall, au Rennelag de Londres, chacun s’amuse à sa guise, boit & mange librement, jouit paisiblement, chacun à sa maniere, & que la décence regne en des lieux où, malgré la foule, il n’y a ni embarras, ni disputes, ni scandales, ni gardes ?

Les administrateurs de nos plaisirs ont bien de la peine à nous en donner : c’est qu’on veut composer nos amusemens, au lieu de nous les laisser créer ; & tous les efforts d’imagination qu’on fait pour nous, n’aboutissent qu’à nous ôter la liberté, la gaieté.

Dans un pays où l’on ne vante que l’imagination riante de ses habitans, où l’on calomnie tous les peuples voisins sur le fait de leurs plaisirs, les divertissemens publics ont quelque chose de triste & de mélancolique. Il n’y aura jamais de sensations vives, tant qu’on voudra ordonner & symmétriser nos jouissances. À force de vouloir se mêler de tout, on gâte jusqu’aux plaisirs du dimanche.