Tableau de Paris/522

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CHAPITRE DXXII.

Gluck.


En 1778 tout le monde étoit ou Gluckiste, ou Lulliste, ou Ramiste, ou Picciniste ; ainsi que l’on étoit, il y a quarante ans, ou Moliniste, ou Janséniste. J’avoue que j’étois & que je suis encore un décidé Gluckiste. Pourquoi ? C’est que l’Orphée du Danube me frappe profondément, m’entraîne, m’émeut ; & je préfere la mélodie à l’harmonie. Piccini a une harmonie adroite & brillante, une composition douce & variée ; mais ce genre de beauté laisse trop à desirer du côté de l’expression.

Je n’ai jamais goûté Quinault ; & selon moi, il n’a jamais pu échauffer Lulli, encore moins Piccini. Tous les héros de Quinault sont fades & fastidieux ; & M. Marmontel a manqué étonnamment de goût, en s’attachant à ses misérables opéra, dont le vuide & la foiblesse auroient dû frapper un homme de lettres tel que lui. Mais la routine est le tyran éternel de tous les littérateurs François, même de ceux qui font de prétendues poétiques.

Nous avons aujourd’hui besoin d’écoles de musique. Gluck en a senti la nécessité ; & tout compositeur François & étranger a droit de se plaindre parmi nous, que l’exécution ne répond jamais qu’imparfaitement aux créations de leur génie. Serons-nous donc plus fiers que les descendans des Romains ? Abandonnerons-nous l’art du chant figuré à ces prétendus maîtres de musique, qui n’ont ni ame ni sentiment ?

Dans l’ancienne patrie des Brutus & des Camilles, on trouve des écoles de musique, comme on y voyoit, dans les derniers siecles, des écoles de peinture.

Les Pistocchi à Bologne, les Brivio à Milan, les Redi à Florence, les Porpora à Naples, sont aussi fameux parmi les amateurs d’ariettes, que le sont pour les enthousiastes de tableaux Carrache, Michel-Ange, Paul Véronese, le Correge & Raphaël.

Ces virtuoses des deux sexes, dont la voix a fait les délices des oreilles sensibles, l’ornement des théatres italiens, doivent nous causer de justes regrets, sur-tout lorsque nous comparons ces modeles à la plupart des nôtres. Ces êtres privilégiés nous manquent ; une école de musique devient nécessaire à la perfection des chanteurs, plus livrés à la routine qu’au véritable fentiment de l’art.

Pourquoi le caractere des voix, leur expression, leurs nuances ne peuvent-ils se reproduire sur le papier, comme le pinceau transmet sur la toile les images, les passions, les sentimens, le goût & la maniere du peintre ? Quelles sources de jouissances pour nos cœurs, si dans le sein paisible de nos cabinets nous pouvions entendre, après leur mort, ces enchanteurs adorés, dont le souvenir fait encore palpiter de plaisir ceux qui les admirerent autrefois ! Un Porpora, dont la voix étoit si suave, le goût si exquis, l’art si parfait, qu’il reprenoit son souffle sans que jamais on pût s’en appercevoir ; un Ferri, qui montait & descendoit tout d’une haleine deux octaves par un trill continu, marquant tous les degrés chromatiques avec la plus grande justesse ; une Tesi, dont l’action vive, l’humeur enjouée, la prononciation nette, l’accent voluptueux & l’aimable abandon savoient rendre routes les nuances de la folie & de la gaieté, & cette Cuzzoni, surnommée la voix angélique, parce qu’elle avoit par excellence le secret si rare de conduire son chant, de le renforcer, de le soutenir, de l’éteindre en quelque sorte & le varier par des trills, des mordans, des ondulations, par ces petits grouppes fugaces & ces mouvemens passionnés, qui mettoient en vibration toutes les fibres de l’amour & du plaisir.

Ce sont les écoles d’Italie qui ont formé tous ces chefs-d’œuvres. Pourquoi donc n’avons-nous pas tenté de les imiter, nous qui depuis si long-tems avons des écoles d’équitation, d’armes & de dessin ?

Une école de chant rempliroit mieux son objet que l’académie royale de musique, établissement qui n’eut jamais rien de royal que son titre, rien d’académique que la morgue & la jalousie de ses chefs, rien de musical qu’une routine aveugle & barbare, que l’on inculquoit ci devant à de misérables doublures, & de plus misérables filles de chœurs : especes d’automates, dont tout le savoir consistoit à pousser en commun d’harmonieux hurlemens, au signal, non de la mesure, mais du bâton.

Lorsqu’il s’agit de former des chanteurs, les principes ne suffisent point ; il faut y joindre l’exemple. Qu’un peintre, qu’un architecte, un poëte, négligent ceux dont l’instruction leur est confiée, cela peut être sans conséquence, parce que leurs disciples ayant sous les yeux les chefs-d’œuvres de tous les grands maîtres en peinture, en poésie, en architecture, ils peuvent par eux-mêmes atteindre à la perfection. Mais le jeune musicien est dans une position toute différente : il n’a aucun monument pour lui servir de modele ; car un chanteur célebre ne laisse à la postérité ni ses graces, ni son enthousiasme, ni sa qualité de voix, ni aucun des agrémens qui faisoient la magie de son art. On pourroit comparer une ariette écrite, à ces squélettes humains qu’on trouve dans les cabinets des naturalistes. Ces masses hideuses sont bien une partie essentielle de l’homme ; mais l’œil ne peut les contempler sans dégoût, dépouillées de leur peau, de leur coloris, de ces moelleux contours & de ces formes ravissantes qui constituent la beauté.

Il en est de même à l’égard d’une ariette chantée par nos voix ordinaires. Ce sont des squélettes qu’on présente au sens de l’ouie. On ne doit point s’étonner si le peuple refuse de s’extasier devant ces sortes de cadavres ; ils ne sauroient intéresser que les connoisseurs, dont l’imagination supplée à tout ce que le chanteur est dans l’impuissance de représenter.

On peut faire quelques reproches aux chanteurs Italiens ; on peut les reprendre assez vivement de ce que dessus le théatre ils sont distraits, inattentifs, indifférens, lorsqu’un interlocuteur leur fait quelques récits, froids, lorsqu’ils devroient paroître tout de feu, hébétés, lorsque leur rôle exige un air spirituel & réfléchi. Mais parmi nous, n’est-ce pas insulter au public, que de s’amuser à sourire aux jolies femmes dans les loges, à saluer ses amis dans le parterre, à répondre même aux colloques des coulisses ? Ne croiroit-on pas, en effet, que ces êtres destinés à représenter les héros & les dieux, viennent alors dire aux spectateurs : messieurs, ne vous y trompez point, nous ne sommes ni Hercule, ni Jupiter, ni Junon, ni Andromaque ; nous sommes vos très-humbles serviteurs & servantes, l’innocent signor Petricino, le grimacier signor Mugnetino, la modeste signora Languerini, la tendre & savante dona Durancini.

Les modifications forment le grand secret de la musique ; ce sont elles qui lui donnent l’expression, le mouvement & la vie. Mais on n’a jamais connu parmi nous le charme inexprimable des sons filés ; c’est-à-dire, l’art de renforcer & d’adoucir la voix, de la conduire par toutes les nuances, non du grave à l’aigu, mais du son le plus remisse au plus intense, sur chacun des degrés dont la voix est susceptible.

Il est vrai que nos chanteurs ne pourroient guere mettre leurs talens en usage, quand ils auroient perfectionné l’art en ce point ; car nos orchestres sont incapables de les seconder. Nous n’en avons aucun qui ait l’intelligence & le sentiment du forte-piano. Celui de l’opéra, toujours rebelle aux efforts de l’auteur d’Iphigénie, ressemble encore à un vieux coche traîné par des chevaux étiques, & conduit par un sourd de naissance. Jusqu’ici il a été impossible de communiquer à cette lourde masse aucune sorte de flexibilité. Elle restera éternellement dans la même inertie, tant que les jeunes artistes qui ont des talens & des passions inflammables, seront subordonnés à ces musiciens en lunettes, que l’âge, la satiété, l’habitude ont rendus apathiques.

L’orchestre du concert spirituel est encore en partie infecté de ce vice national. Les chefs de ce spectacle sont parvenus à donner quelque perfection à la symphonie ; mais plus symphonistes que musiciens, ils croient toujours que les voix sont faites pour accompagner leurs violons & leurs contre-basses. En vain le public leur crie qu’il n’entend point les paroles de leurs motets ; rien ne les guérit de la manie françoise, qui veut que toute musique soit bruyante & confuse. On croiroit qu’on ne peut remuer le cœur sans briser le tympan de l’oreille.

Que ne pourroit-on pas encore dire sur l’articulation usitée, sur la prosodie, sur la manie des petites notes, sur les vices attachés à toutes les especes d’agrémens dont nos maîtres de chant font un usage si ridicule, & sur-tout sur le récitatif, genre de musique entiérement éloigné des regles ordinaires, & qui, mal connu, a fait déraisonner pour & contre dans tous les journaux !