Tableau de Paris/523

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CHAPITRE DXXIII.

Écrits de Voltaire.


Né à Paris, ses ouvrages semblent tous avoir été faits pour la capitale. Il l’avoit principalement en vue lorsqu’il écrivoit ; en composant il regardoit l’académie françoise, où étoient ses prôneurs, le parterre de la comédie, le café de Procope, & un cercle de jeunes Mousquetaires ; il n’a guere eu d’autres points de vue. Les nations étrangeres n’existoient presque pas pour lui.

Les écrits de Voltaire semblent imbibés de cette rosée qui donne aux fleurs leur émail, & aux fruits leur duvet. Brillant, ingénieux, vif, plaisant, gracieux, il n’a aussi aucune sorte de profondeur ; il ne touche jamais qu’aux superficies. Deux ou trois idées le dominent puissamment, & il tourne dans ce cercle ; ce qui répand une seule & même couleur sur ses productions. Quand on les lit de suite, on s’apperçoit qu’il n’a jamais changé son premier point de vue. Il est fort instruit ; mais il ne sait pas placer avec fruit cet amas de connoissances : la grace, l’esprit & la malice lui tiennent incessamment lieu de génie.

Rarement éloquent, si ce n’est dans ses belles tragédies, ailleurs il est stérile, lorsqu’il parle morale, & très-borné lorsqu’il traite de matieres politiques. C’est une philosophie commune que celle dont il se pare ; mais il l’a très-bien ornée.

Toujours poëte, (& c’est là son grand titre) presque jamais penseur, ce n’est point la fécondité des idées qui le distingue ; c’est plutôt la variété infinie des tours, & la magie heureuse de ses expressions. Ainsi ces généraux habiles qui n’ont qu’une petite troupe, par des évolutions multipliées & adroites, font passer & repasser tant de fois leurs soldats, que l’œil trompé leur attribue de loin une grosse & formidable armée.

Les puissances de la terre lui en imposoient au fond de son cabinet ; sa plume mollissoit ; & les noms de roi, de souverain, de ministre sur-tout, lui inspiroient des idées extraordinairement fausses. Tout ce qu’il a écrit dans l’histoire est infesté d’un vice radical, de l’ignorance absolue où il étoit des grands & véritables principes politiques.

Il n’a guere qu’un seul but dans son Histoire universelle, & il immole tout à cette idée ; c’est une satyre perpétuelle du pouvoir ecclésiastique. Constamment attaché à sa proie, les autres idées politiques lui échappent, & même il ne les cherche pas. Il ne voit que l’autel à détruire : ainsi il a donné une empreinte uniforme à presque tous les siecles. Les mêmes réflexions reviennent sans cesse ; & les faits sous sa plume ne paroissent pas variés : car traitant avec légéreté les matieres les plus sérieuses, &, quoique pyrrhonien, prenant un ton décisif, tantôt avec hauteur, tantôt avec un mépris affecté, il employoit des injures quand il étoit réduit au silence ; il manioit alors avec perfidie, mais avec une adresse inimitable, l’arme du ridicule.

Il a profité, dit un écrivain, des derniers attentats du fanatisme, pour lui arracher les restes de sa puissance. Sous ce rapport il a servi réellement l’humanité ; & cette tolérance universelle, son dogme favori, il en a montré la majesté, la justice & les avantages.

Doué du genre d’esprit qui convenoit à son siecle léger, il avoit bien étudié son goût ; mais cette légéreté passera, & avec elle une partie de la gloire de Voltaire. Qui le croiroit ! elle commence déjà à pâlir. Les hommes instruits ne s’en étonnent pas, parce qu’il faut avouer qu’on a parlé trop long-tems du même écrivain, & qu’il n’étoit pas assez substantiel pour soutenir ce poids immense de renommée. Traduit, il perd & paroît nu.

Son goût en littérature étoit sûr, mais peu étendu. En même tems qu’il admettoit la grace, la finesse, l’exactitude, le brillant, il proscrivoit les beautés mâles & originales, les compositions fortes & transcendantes. On eût dit qu’il avoit peur du génie. Enfin, il sembloit vouloir plier à une même mesure tous les talens, & méconnoître la variété féconde & sublime de la nature dans les différens moyens qu’elle a donnés à ses favoris pour la peindre & la chanter.

Il n’avoit point d’organes pour la musique, ni d’yeux pour la peinture : ces deux arts étaient entiérement perdus pour lui ; il admiroit des ponts neufs & s’environnoit de croûtes. Ce qu’il a écrit sur les arts ne porte point l’empreinte d’une ame passionnée. Sa composition étoit beaucoup plus large que sa poétique seche, misérable & mesquine.

Il goûtoit plus Racine & Massillon que Shakefpear Homere & Tacite. Il ne sentoit pas la Fontaine ; il avoit fort mal lu Montesquieu ; il ne voyoit pas tout ce qui est dans Montaigne & dans Rabelais. Son imagination étoit rebelle à saisir ce qui contrarioit son goût factice.

Il a dû plaire infiniment aux femmes, aux jeunes gens ; & ceux qui se sont amusés & qui ont ri, ont cru de bonne foi rencontrer la science & la vérité.

Pour le trouver sans cesse le même dans une carriere si longue, il n’y a qu’à le lire de suite. Les idées étroites de l’âge de vingt ans le dominoient à soixante : il ne travailloit pas sa pensée, mais son style.

Une secte qui s’imagine devoir distribuer exclusivement les places, l’avoit choisi pour chef. Elle vouloit couvrir de son nom l’intolérance littéraire, qui est devenue son attribut distinctif ; mais après sa mort il ne s’est point trouvé de nom assez imposant pour donner quelque base à ce singulier & ridicule despotisme. Il est tombé ; la république des lettres a reparu, & doit flétrir ces misérables tyrans.

Il a été un vrai poëte, un écrivain élégant ; il a terrassé le fanatisme & avili la superstition ; il a répandu des maximes de tolérance & d’humanité ; il a défendu l’innocence ou le malheur avec une chaleur active & généreuse : voilà sa gloire. Il n’a point travaillé en grand ; il a eu des préjugés petits & bizarres. Il a trop obéi à la vanité ; il a flatté les grands & trop injurié ses adversaires. Il s’est avili jusqu’à écrire pour les libertins : voilà ses taches.

On voit qu’il fut le plus implacable & le plus furieux des hommes, dès que sa vanité d’auteur étoit offensée. Il sembloit porter écrit sur son front : adorez-moi, & je vous louerai.

On l’a appellé, dans un éloge fastidieusement louangeur, le premier des êtres pensans. C’est une sottise imprimée.

On lui fait dire au lit de la mort, lorsque le curé de Saint-Sulpice, faisant sa charge avec trop d’ardeur, l’exhortoit à reconnoître la divinité de Jésus-Christ : au nom de Dieu, ne m’en parlez pas ! … Il n’a jamais dit ce mot ; mais on a parfaitement saisi sa maniere.

Il a vécu dans ses quatre-vingt-quatre années, sept cents quatre-vingt trois mille deux cents heures. Voilà bien peu de tems pour tout ce qu’il lui a fallu apprendre & écrire, & pour les audiences qu’il a données.

Ne passons pas sous silence le bien qu’il a fait à Ferney. Créateur de cette colonie, il y étoit justement respecté comme le bienfaicteur du lieu par ses libéralités & par l’emploi de son crédit. Cette gloire vaut bien celle d’avoir fait Alzire.

Il vuida son porte-feuille avant sa mort, parce qu’il avoit encore à quatre-vingts ans l’impatience du jeune écolier.

On n’a aucun ouvrage un peu conséquent à attendre dans la nouvelle édition de ses œuvres. Il n’a rien laissé d’important à la postérité, lui qui lui devoit peut-être une espece de testament, où il se montrât libre & fier après avoir été obligé d’être souple & adroit.

Il a écrit une infinité de lettres très-jolies, très-spirituelles ; mais nous ne verrons pas ses plus piquantes. Certaines correspondances manqueront à la nouvelle édition, parce qu’elles resteront dans les porte-feuilles, & qu’elles n’en sortiront que dans un demi-siecle.

Il existe de lui une lettre écrite de Francfort au roi de Prusse, lors de sa détention, pleine d’une mâle éloquence, d’une énergie précieuse, qui lui étoit si rare ; mais cette lettre, qui est un chef d’œuvre d’expression, ne sera point imprimée dans la collection, ainsi que beaucoup d’autres que l’éditeur n’a pas, n’aura point, & qui sont les plus intéressantes & les plus curieuses de toutes.

Cette collection, déjà annoncée depuis quatre ans, se fait avec un apprêt, un appareil, une lenteur qui ne répondent pas à l’impatience du public, & qui annoncent de pénibles ressources dans le génie des entrepreneurs.

Point de mince auteur qui n’écrivît à M. de Voltaire. Il étoit assez bon pour répondre à ces lettres, parce qu’elles chatouilloient son excessif amour-propre. Il disoit à l’un : vous écrivez comme Racine ; au second : vous pensez plus fortement que Corneille ; au troisieme : vous surpassez Pascal & Fontenelle. La présomption des auteurs le prenoit au mot, & faisoit imprimer la lettre comme une patente infaillible. Il écrivoit séparément à M. Blin & à M. de la Harpe : vous serez mon successeur ; c’est vous qui me remplacerez. Et ces poëtes crédules, chacun de son côté, estimerent que leur prodigieux mérite avoit forcé la voix prophétique du vieillard.

Quelqu’un lui dit un jour : comment flattez-vous à ce point de petits talens ? Ces auteurs déjà si vains en perdront la tête. Que voulez-vous que je fasse ? Je n’ai que ce moyen de me débarrasser d’eux. Voulez-vous que je leur dise qu’ils ne sont que des étourneaux, tandis qu’ils se croient des aigles ? Ils ne me croiroient pas, & aiguiseroient leur plume contre moi. Puisqu’ils ont la rage de faire des tragédies & des poëmes assoupissans, qu’ils rimaillent. Pendant qu’ils cultivent cette immortalité dont je les gratifie, je respire, & je suis tranquille.