Tableau de Paris/526

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CHAPITRE DXXVI.

Acheteurs de rentes viageres.


Que de métiers qui n’avoient aucun nom chez les anciens, & qui étoient même inconnus dans les siecles précédens ! Connoissoit-on, il y a deux cents ans seulement, les agens de change, dont les yeux perçans voient tous les coffres-forts, comme s’ils étoient à jour ; qui prennent des deux mains, qui dîment tous les sacs qu’ils remuent, & qui, plongés dans la tourmente éternelle de l’or & de l’argent, s’enrichissent en se tenant debout à la bourse, & en se disant réciproquement quelques petits mots à l’oreille ?

Ces infatigables négociateurs de papiers, qui augmentent le prix de la marchandise argent, qu’ils rendent visible ou invisible ; qui servent les avides monopoleurs cachés sous le masque, étoient-ils connus chez les Romains, & du tems même que notre Charlemagne donnoit des loix à l’Europe ? Charlemagne, s’il ressuscitoit, pourroit-il comprendre ce qu’est de nos jours un agent de change, patenté par ses successeurs, & achetant bientôt une charge noble, après avoir long-tems usé des souliers sur le pavé de la bourse, ou à courir par la ville après les vendeurs & les acquéreurs, également rançonnés par sa science abstruse ?

Oui, il ne faut que remuer de l’argent pour avoir de l’argent ; il ne s’agit que de faire à midi le pied de grue ou le difficile, rôle presque toujours équivoque & le plus souvent menteur. Mais il est autorisé. Voyez-les rire, crayon en main, aux dépens des ignorans, empressés à réaliser leur papier.

Tel homme encore plus actif achete un procès, se fait solliciteur, dévoue sa vie à la chicane, descend dans son labyrinthe tortueux, passe ses jours à tourmenter, à aiguillonner d’impassibles procureurs.

Tel autre cautionne quiconque se présente, & livre sa signature dans une multitude d’affaires ; ce qui pourroit faire croire un jour qu’il a possédé des millions. Il n’a pas le sol ; mais il fait d’un crédit quelconque, ce qu’un maître d’escrime fait de son fleuret dans une salle d’armes.

La dégradation dans les mœurs, occasionnée par cet agiotage qui a saisi tous les esprits, a fait disparoître ces plans sages & tranquilles, familiers à nos aïeux, & nous a donné les convulsions de la cupidité.

La moitié de la ville est aux emprunts ; point de maison qui ne soit chargée d’hypotheques ; on ne voit que contrats spéculatifs ; on n’attend plus la rentrée paisible des intérêts ; on veut anticiper sur l’avenir ; on force l’usure, & l’usure punit cette avidité extravagante.

Entendez de tous côtés les plaintes des gens qui regrettent les tontines. On ne parle que des personnes qui, pour cent écus, ont joui de quatre-vingt mille livres de rente ; c’est à qui accouplera deux écus de six livres, pour leur en faire produire promptement un troisieme.

Mais le plus curieux de ces spéculateurs est celui qui, ayant sans cesse sous les yeux le calcul des probabilités de la vie humaine & la table des mortalités, s’est établi acquéreur de rentes viageres.

On sait que les extraits mortuaires servent de quittance au roi, & que dès qu’un homme est enterré, il est payé, eût-il porté la veille tout son argent au trésor royal. L’acquéreur de rentes viageres (nouveau métier) combine toutes ces chances hasardeuses, & d’après des calculs fins & particuliers, achete le pain quotidien des rentiers.

Une dame se présente à son bureau avec un contrat en main de douze cents livres de rentes annuelles, qu’elle veut échanger contre un capital. D’abord, le scrupuleux acheteur l’examine dans un silence recueilli ; il ne la trouve ni trop grasse ni trop maigre ; indice favorable ; & après un nouveau coup-d’œil observateur, le dialogue suivant s’établit entr’eux.

La Rentiere.

Monsieur, je viens pour vous vendre mon contrat viager & en toucher l’argent.

L’Acheteur.

L’argent est bien rare, madame.

La Rentiere.

Je le sais, monsieur ; mais il est quelque part. Il ne fait rien dans les coffres ; il ne peut avoir son prix qu’en circulant.

L’Acheteur.

Quel âge avez-vous, madame ?

La Rentiere.

Quarante-sept ans, monsieur.

L’Acheteur.

Où est votre baptistaire ?

La Rentiere.

Le voici, monsieur, en bonne forme.

L’Acheteur.

Oui, je vois que vous avez quarante-sept ans ; si vous n’en aviez que quarante-deux, madame, je ne pourrois, en conscience, faire votre affaire.

La Rentiere.

Je vous entends, monsieur ; j’ai passé le tems critique, & je puis actuellement me flatter d’une longue vie.

L’Acheteur.

Il n’y a rien de si incertain, madame, que la vie de l’homme.

La Rentiere.

Mon genre de vie est exact ; je ne soupe point en ville, je me couche de bonne heure, & je passe la moitié de l’année à la campagne.

L’Acheteur.

Je sais tout cela, madame ; & voilà pourquoi j’ai consenti à recevoir votre visite. (Se levant.) Mais permettez, madame, que j’examine de plus près…

La Rentiere.

Approchez, monsieur, je n’ai pas encore de rides sur le front.

L’Acheteur.

Je le vois bien, madame ; mais ce n’est pas cela : permettez que j’examine vos dents.

La Rentiere.

Mes dents ! Vous avez raison, monsieur, les dents sont le symptome de la santé ; les miennes sont blanches, regardez. Eh bien, monsieur, combien me donnez-vous de mes douze cents livres de rente, vu ma parfaite santé ? J’oubliois de vous dire que j’ai fait quatre enfans : ce n’est ni trop ni trop peu ; & les femmes qui ont fait des enfans, poursuivent leur carriere plus loin que les autres.

L’Acheteur.

Madame, tout le monde s’adresse à moi ; c’est à qui vendra. Quand on seroit sûr de la fin du monde, on ne pourroit pas être plus âpre à vouloir fondre ses contrats. Mais je n’ai pas les trésors du Pérou ; il faut que j’aie mes sûretés ; je n’acquiers pas indifféremment de toutes les personnes. D’abord, je n’achete point de contrats viagers sur les hommes ; ils sont aujourd’hui trop adonnés à leurs plaisirs. Je me suis fait une loi de n’acquérir que des rentes placées sur des têtes de femmes. Les Genevois, habiles calculateurs, m’en ont donné l’exemple ; ils ont fait là une opération sûre, excellente, & qui leur rendra beaucoup ; mais c’est qu’ils ont choisi des têtes comme j’en voudrois, des têtes qui respirent l’air pur des montagnes ; & vous, madame, vous vivez dans Paris.

La Rentiere.

Je n’y vis que six mois, monsieur, & pendant l’hiver.

L’Acheteur.

C’est justement la saison dangereuse. Je ne sais, il y a toujours dans l’air quelque chose de pestilentiel ; entendez-vous la grosse sonnerie ?… On enterre bien fréquemment depuis trois mois.

La Rentiere.

C’est une femme de quatre-vingt-dix ans qui est morte. J’espere bien aller jusques là ; & comptez alors, monsieur, tous les arrérages que vous aurez touchés.

L’Acheteur.

On m’offroit hier, madame, un contrat de quatre mille livres de rente ; mais j’ai su que la dame qui le vendoit alioit souvent au bal ; il ne faut qu’un bal pour tuer une femme. Et quelles sont vos occupations, je vous prie ?

La Rentiere.

Régler mon ménage ; le reste du tems je m’occupe à lire, & tous les jours je me promene une heure ou deux sur le boulevard. Enfin, monsieur, d’après ma vie rangée, combien me donnerez-vous de mes douze cents livres de rente ?

L’Acheteur.

Je vais vous le dire : quatre mille huit cents livres.

La Rentiere.

Eh, monsieur, vous n’y pensez pas ! Je me porte à merveille ; que donneriez-vous donc à une femme cacochyme ?

L’Acheteur.

Vous pouvez mourir, madame, en descendant mon escalier.

La Rentiere.

Le livre de M. de Buffon me donne au moins quinze années de vie, & j’ai toutes les probabilités pour moi.

L’Acheteur.

Je ne calcule point comme M. de Buffon ; j’ai là-dessus des regles qui corrigent les promesses magnifiques des livres. Et puis les révolutions ; vous m’entendez ?…

La Rentiere.

Les révolutions ! Il n’y en a point à craindre ; je vous proteste que l’on paiera toujours à l’hôtel-de-ville les rentes viageres, & de préférence à toutes les autres. C’est sacré ; jamais le roi…

L’Acheteur.

Ah ! madame, je me tais, je n’ai rien à dire là-dessus. Je vous donne quatre mille huit cents livres en especes sonnantes pour votre parchemin, & je puis recevoir malheureusement dans huit jours votre billet d’enterrement. Vous me paroissez d’une constitution un peu délicate. Il y a tant de choses qui abregent la vie des femmes ; les veilles, la bonne chere, les liqueurs ; il faut manger sobrement ; le jeu même altere la santé.

La Rentiere.

Je ne joue jamais, monsieur, tous les plaisirs que vous citez-là me sont étrangers. Si je vends mon contrat, c’est que j’y suis obligée pour soutenir & poursuivre un procès de famille.

L’Acheteur.

Vous avez un procès, madame ? Mais cela donne du chagrin.

La Rentiere.

Je le gagnerai, monsieur. Mon procureur, de chez qui je sors, me l’a promis formellement ; puis vous savez que le chagrin nous fait vivre. Allons, soyez plus raisonnable ; ajoutez à vos quatre mille huit cents livres…

L’Acheteur.

Pas une obole, madame. Vous n’avez qu’à perdre votre procès, & puis vous livrer au désespoir…

La Rentiere.

Ah ! monsieur, j’ai des principes, du courage.

L’Acheteur.

À propos, quel est votre médecin, madame ?

La Rentiere.

Je n’ai jamais été malade, monsieur, au point d’appeller un médecin. Je suis sujette à des migraines ; je souffre cruellement pendant vingt-quatre heures, & puis me voilà délivrée de presque tous les autres maux.

L’Acheteur.

Et la petite vérole, madame, vous l’avez eue ? Oui, la marque en est presqu’imperceptible.

La Rentiere.

Cela suffit, monsieur, pour ne plus l’avoir.

L’Acheteur.

Nous allons passer chez le notaire, si vous voulez, madame ; tout sera conclu dans une heure, & vous toucherez votre argent.

La Rentiere.

Mais, monsieur, quatre mille huit cents livres pour douze cents livres de rentes, que vous toucherez pendant vingt-cinq années au moins, je m’en flatte, songez donc…

L’Acheteur.

En vérité, je suis un insensé de faire de pareilles acquisitions. Du parchemin ! Et puis l’incertitude de nos jours ! Mais, madame, croyez-moi, logez-vous dans le quartier du Luxembourg, près la porte d’Enfer ; j’ai là deux ou trois têtes avancées & qui tiennent. Vous y êtes intéressée autant que moi.

La Rentiere.

Un peu plus, je pense. Enfin, puisque vous êtes inexorable, allons chez le notaire. Tout cet argent sera donc pour des gens de justice ; mais qu’y faire ? il faut dans ce beau royaume en passer par là.

L’Acheteur.

Enveloppez-vous bien dans votre pelisse, madame. (À voix basse.) Et quel est ce monsieur qui dans ce coin nous a si bien écoutés sans mot dire ?

La Rentiere.

C’est mon factoton ; il n’a pas le sens d’une oie, il n’entend rien ; il portera les sacs…

L’Acheteur.

Ah, bon !… Vous savez que je n’acquiers pas en mon propre nom ?

La Rentiere.

Pierre ou Paul, cela m’est indifférent… Allons, quoique vous soyez bien succinct, je veux vivre long-tems pour que vous puissiez me dire : j’ai fait une excellente affaire.