Tableau de Paris/527

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CHAPITRE DXXVII.

Vaches.


Elles arrivent aux barrieres, l’échine maigre & le pis desséché. Voyez les vaches dans les gras pâturages de la Suisse : elles levent fiérement la tête, elles ne se dérangent point quand vous passez. On diroit qu’elles sentent que leurs pieds foulent une terre de liberté, que l’impôt onéreux ne greve pas. Leur robe est superbe, leur démarche sûre ; ce n’est plus un animal dégradé. La vache aux flancs arrondis semble partager l’aisance de son maître. Io ne fut pas plus belle que ces belles genisses.

Les vaches entrant à Paris tête baissée, rappellent les vaches maigres & dévorantes du songe de Pharaon ; elles ont l’air affamé, & elles viennent pour être mangées.

On les vend pour du bœuf, dont les grosses maisons & les couvens ont emporté toutes les fortes pieces ; il ne reste au petit bourgeois qui achete en détail, que de la vache. Partout ailleurs il y a une différence dans le prix des viandes ; ici la vache se vend publiquement au même taux que le bœuf : surcharge excessive pour le pauvre, tort réel à la nourriture publique. Un nouveau tarif seroit de toute équité ; car pourquoi faut-il que je paie la vache au même prix que le bœuf ? Et pourquoi me livre-t-on de la vache quand je demande du bœuf ? Ce n’est qu’à Paris qu’un pareil abus est, pour ainsi dire, consacré, malgré les plaintes journalieres du peuple.

Point de pays où l’on excelle mieux dans l’art de couper la viande, c’est-à-dire, de la dépecer de maniere que les os ne sont jamais séparés de la chair. On vend pour de la tranche un côté de mâchoire ; & l’indigent qui n’a qu’un pot-au-feu, est étonné de trouver une dent dans un morceau qu’on lui a donné pour de la culotte.

On avoit annoncé avec beaucoup d’emphase une laiterie de vaches Suisses, & tous les bons Parisiens disoient : nous boirons du bon lait de Suisse. Les poitrinaires se regardoient déjà comme guéris ; les tempéramens usés comptoient sur le rétablissement de leurs forces : mais on ne songeoit pas que les entrepreneurs n’avoient pas les épaules assez fortes pour transporter aux Champs-Élizées les montagnes couvertes de sapins, où croissent les végétaux substantiels.

Les vaches maigrirent dans de maigres pâturages, donnerent un lait commun, finirent par être livrées aux bouchers. L’entreprise échoua, à la grande surprise des badauds qui demandoient toujours du bon lait des vaches Suisses.

Il ne faut qu’un pareil trait pour peindre l’ignorance crédule d’une ville, combien elle réfléchit peu, & avec quelle facilité elle est dupe de toutes les promesses illusoires qui lui sont offertes par des compagnies & des imprimés.