Tableau de Paris/536

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CHAPITRE DXXXVI.

Marchandes de modes.


Assises dans un comptoir à la file l’une de l’autre, vous les voyez à travers les vitres. Elles arrangent ces pompons, ces colifichets, ces galans trophées que la mode enfante & varie. Vous les regardez librement, & elles vous regardent de même.

Ces boutiques se trouvent dans toutes les rues. À côté d’un armurier qui n’offre que des cuirasses & des épées, vous ne voyez que des touffes de gaze, des plumes, des rubans, des fleurs & des bonnets de femmes.

Ces filles enchaînées au comptoir, l’aiguille à la main, jettent incessamment l’œil dans la rue. Aucun passant ne leur échappe. La place du comptoir, voisine de la rue, est toujours recherchée comme la plus favorable, parce que les brigades d’hommes qui passent, offrent toujours le coup-d’œil d’un hommage.

La fille se réjouit de tous les regards qu’on lui lance, & s’imagine voir autant d’amans. La multitude des passans varie & augmente son plaisir & sa curiosité. Ainsi ce métier sédentaire devient supportable, quand il s’y joint l’agrément de voir & d’être vue ; mais la plus jolie du comptoir devroit occuper constamment la place favorable.

On apperçoit dans ces boutiques des minois charmans à côté de laides figures. L’idée d’un serrail saisit involontairement l’imagination ; les unes seroient au rang des sultanes favorites, & les autres en seroient les gardiennes.

Plusieurs vont le matin aux toilettes avec des pompons dans leurs corbeilles. Il faut parer le front des belles, leurs rivales ; il faut qu’elles fassent taire la secrete jalousie de leur sexe, & que par état, elles embellissent toutes celles qui les paient & qui les traitent avec hauteur. Quelquefois le minois est si joli ; que le front altier de la riche dame en est effacé. La petite marchande en robe simple se trouve à une toilette dont elle n’a pas besoin ; ses appas triomphent & effacent tout l’art d’une coquette. Le courtisan de la grande dame devient tout-à-coup infidele ; il ne lorgne plus dans le coin du miroir que la bouche fraîche & les joues vermeilles de la petite qui n’a ni Suisse ni aïeux.

Plus d’une aussi ne fait qu’un saut du magasin au fond d’une berline angloise. Elle étoit fille de boutique ; elle revient un mois après y faire ses emplettes, la tête haute, l’air triomphant, & le tout pour faire sécher d’envie son ancienne maîtresse & ses cheres compagnes.

Elle n’est plus assujettie au comptoir ; elle jouit de tous les dons du bel âge. Elle ne couche plus au sixieme étage dans un lit sans rideaux, réduite à attrapper en passant le stérile hommage d’un maigre clerc de procureur. Elle roule avec le plaisir dans un leste équipage ; & d’après cet exemple, toutes les filles, regardant tour-à-tour leur miroir & leur triste couchette, attendent du destin le moment de jeter l’aiguille & de sortir d’esclavage.

En passant devant ces boutiques, un abbé, un militaire, un jeune sénateur y entrent pour considérer les belles. Les emplettes ne sont qu’un prétexte ; on regarde la vendeuse & non la marchandise. Un jeune sénateur achete une bouffante ; un abbé sémillant demande de la blonde ; il tient l’aune à l’apprentisse qui mesure : on lui sourit, & la curiosité rend le passant de tout état acheteur de chiffons.

Quelques boutiques de marchandes de modes sont montées sur un ton sévere, comme pour contraster fortement avec les autres. Là toutes les filles sont recluses ; c’est la main de la chasteté contrainte qui arrange ces ajustemens voluptueux dont se parent les courtisannes. Là on les habille, mais on ne les imite pas ; on ne garde rien pour soi des ornemens séducteurs que l’on prodigue aux filles d’opéra. On travaille bien pour elles ; mais il n’est pas même permis de les voir. Imaginez des cuisinieres qui ne goûteroient jamais à la sauce : tel est l’état de ces filles gardées & travaillant sous l’œil de la sévérité aux attributs de la licence.

Mais la maîtresse du magasin est si étonnée elle-même de l’ordre miraculeux qu’elle a établi & qu’elle maintient, qu’elle le raconte à tout venant, comme un prodige continuel. On diroit que c’est une gageure qu’elle a faite à la face de l’univers, & qu’elle veut faire dire à l’histoire : dans Paris est une boutique de marchande de modes, où toutes les filles sont chastes ; & ce phénomene est dû à l’exemple de ma vertu & à ma vigilance.

Mais j’oubliois que le travail des modes est un art ; art chéri, triomphant, qui dans ce siecle a reçu des honneurs, des distinctions. Cet art entre dans le palais des rois, y reçoit un accueil flatteur. La marchande de modes passe au milieu des gardes, pénetre l’appartement où la haute noblesse n’entre pas encore. Là on décide sur une robe, on prononce sur une coëffure, on examine tout le jeu d’un pli heureux. Les graces ajoutant aux dons de la nature, embellissent la majesté.

Mais qui mérite d’obtenir la gloire, ou de la main qui destine ces ajustemens, ou de celle qui les exécute ? Probleme difficile à résoudre. Peut-on dire ici, invente, tu vivras ? Qui sait de quelle tête féminine part la féconde idée qui va changer tous les bonnets de l’Europe, & soumettre encore des portions de l’Amérique & de l’Asie à nos collets montés ?

La rivalité entre deux marchandes de modes a éclaté derniérement, comme entre deux grands poëtes. Mais l’on a reconnu que le génie ne dépendoit pas des longues études faites chez mademoiselle Alexandre, ou chez M. Baulard. Une petite marchande de modes de l’humble quai de Gesvres, bravant toutes les poétiques antécédentes, rejetant les documens des vieilles boutiques, s’élance, prend un coup-d’œil supérieur, renverse tout l’édifice de la science de ses rivales. Elle fait révolution, son génie brillant domine, & la voilà admise auprès du trône.

Aussi quand le cortege royal s’avance dans la capitale, que le pavé étincele sous le fer des coursiers que monte une noble élite de guerriers, que tout le monde est aux fenêtres, que tous les regards plongent au fond du char étincelant, la reine, en passant, leve les yeux & honore d’un sourire sa marchande de modes.

Sa rivale en seche de jalousie, murmure de ses succès, cherche à les rabaisser, ainsi que fait un journaliste dans ses feuilles contre un auteur applaudi. Mais la reine est l’arbitre des modes ; son goût fait loi, & sa loi est toujours gracieuse.

Les marchandes de modes ont couvert de leurs industrieux chiffons la France entiere & les nations voisines. Tout ce qui concerne la parure a été adopté avec une espece de fureur par toutes les femmes de l’Europe. C’est une contrefaçon universelle ; mais ces robes, ces garnitures, ces rubans, ces gazes, ces bonnets, ces plumes, ces blondes, ces chapeaux font aujourd’hui que quinze cents mille demoiselles nubiles ne se marieront pas.

Tout mari a peur de la marchande de modes, & ne l’envisage qu’avec effroi. Le célibataire, dès qu’il voit ces coëffures, ces ajustemens, ces panaches dont les femmes sont idolâtres, réfléchit, calcule & reste garçon. Mais les demoiselles vous diront qu’elles aiment autant des poufs & des bonnets historiés que des maris. Soit.