Tableau de Paris/539

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CHAPITRE DXXXIX.

Maris.


Les maris ont paru adopter définitivement ces deux vers de la Noue :

La plainte est pour le fat, le bruit est pour le sot ;
L’honnête homme trompé s’éloigne & ne dit mot.

La honte ne rejaillit que sur celui qui semble la souffrir volontairement. Tant que les choses sont dans l’ombre, (& tout se passe aujourd’hui décemment) un mari n’en est point responsable ; mais si elles parviennent au grand jour, il peut alors user de quelque rigueur. Ordinairement le mari ne fait point retentir les tribunaux de ses disgraces domestiques ; il dit à sa femme : je ne veux pas causer vos malheurs ; soyez libre, jouissez de tel contrat de rente ; le revenu vous en sera payé en quelque lieu que vous vous transportiez : mais nous ne nous verrons plus. Je vous prie seulement de quitter la capitale pour quelque tems, afin d’effacer le bruit qui court. Une nouvelle en détruit aisément une autre dans ce pays frivole.

Telle est l’honorable capitulation. La femme fait sonner bien haut le sacrifice de la capitale ; elle s’écrie : comment peut-on vivre en province ? En vain son intime amie lui dit qu’on vit maintenant à la parisienne dans presque toutes les villes ; elle veut que son mari lui sache gré de son départ, & qu’il augmente en conséquence la pension annuelle.

Les maris Parisiens ne sont pas des maîtres absolus dans leur maison ; leurs épouses ne sont point asservies à l’obéissance. Un air d’égalité regne entr’eux : point de ton marital ; chacun vit de son côté & choisit ses amusemens & ses sociétés. Persécuter sa femme, la contrarier, seroit une chose odieuse & généralement condamnée ; mais quelle que soit la vie particuliere, jamais on ne manque aux égards que l’on se doit réciproquement. Voyez-les ensemble : c’est l’image de la concorde ; c’est le langage, sinon de l’amitié, au moins de la complaisance attentive. Jamais les disputes intérieures ne sont remarquées de l’étranger : ce seroit un vrai scandale. La femme aigre, impérieuse, rencontre ordinairement un mari plus raisonnable, qui lui cede & ne fait que rire de ses caprices.

Liés intimement par leurs intérêts domestiques, ils les soutiennent de concert & avec prudence. La coutume de Paris donne aux femmes des droits très-étendus qu’elles n’ont point ailleurs : aussi sont elles consultées sur toutes les affaires, qui ne se font que par leur entremise. Sans les femmes, aucune affaire ne se conclut.

Quelquefois deux époux, après avoir mené chacun une vie dissipée, viennent à se reconnoître, & se rapprochent sur la fin de leur carriere. Ils se pardonnent leurs torts réciproques. Une douce amitié fait alors le charme de leur vieillesse. Ils goûtent, quoiqu’un peu tard, ce bonheur domestique auquel rien ne peut suppléer. Tels se seroient aimés constamment toute leur vie, s’ils n’en eussent pas prononcé le serment à l’autel.

Il faut avertir les étrangers que tous les anciens contes faits sur la débonnaireté des maris ne sont plus de mise dans aucune société ; qu’on ne parle des infidélités des femmes, que quand l’histoire est narrée en jolis petits vers : alors on peut la lire publiquement aux dames assemblées. Mais jamais on ne parle en prose des disgraces maritales ; il faut qu’elles aient un air poétique pour avoir cours dans le monde. On a vu des étourdis raconter en pleine table à des femmes leur propre histoire, sans y entendre malice. Cet accident fâcheux pouvant se renouveller dans une société, l’on est convenu généralement qu’on ne plaisanteroit plus dorénavant d’aucune maniere sur les maris trompés ou débonnaires ; & cette loi bien conçue est fort sage.