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Tableau de Paris/641

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CHAPITRE DCXLI.

Duels.


Aujourd’hui les duels sont peu communs, graces à la philosophie. Les jeunes officiers ne mettent plus leur bravoure à figurer dans des rixes particulieres. On avoit pris d’eux la leçon du duel ; on a abandonné à leur exemple cet usage insensé & barbare.

On ne se bat donc plus. Lorsque les gardes des deux épées viennent à se choquer dans un passage étroit ; lorsqu’on se marche sur le pied par inadvertance ; lorsque les regards se rencontrent ou se prolongent sans une indécence marquée, ou bien lorsqu’on n’est pas du même avis, & qu’on défend son opinion avec une entiere & libre franchise, les hommes ne sont plus des bêtes féroces, prêtes à se déchirer pour un oui ou pour un non.

Il n’y a pas soixante ans que la manie de se battre étoit montée à un tel point, que l’homme le plus sage & le plus circonspect ne pouvoit éviter une querelle sanguinaire, & que l’honneur étoit compromis dès que l’on ne s’appelloit pas sur le pré au moindre geste équivoque, & pour le motif le plus futile.

Du tems de la régence encore, chaque jour étoit marqué par la mort de plusieurs hommes obéissans au préjugé qui vouloit qu’on s’égorgeât sans réflexion. On se choisissoit même un second dans toutes les disputes qui intéressoient la vanité. Ce second n’étoit pas libre de refuser l’honneur dangereux qu’on lui faisoit, & il alloit se couper la gorge sans trop savoir pourquoi.

Des spadassins qui prisoient leur existence ce qu’elle valoit, jouoient leur vie à tout venant ; & le misérable point d’honneur, d’autant plus tyrannique qu’on ne savoit comment l’interpreter, obligeoit l’homme le plus réservé au moindre défi d’offrir sa poitrine à l’épée de son adversaire, fraîchement endoctriné par un prévôt de salle d’armes.

Cette inconcevable frénésie est tombée, sans que la législation s’en soit mêlée. On ne s’en respecte pas moins dans la société ; mais on y est beaucoup plus libre en paroles : & ce droit étant réciproque, personne ne s’en formalise. Athenes fut subtile & disputante, on dispute tout autant à Paris, & la discussion vive ne fait qu’aiguiser les esprits sans les aigrir. Il faut qu’il y ait dans la répartie un caractere d’insulte bien prononcé, pour qu’on soit obligé d’en tirer vengeance. On contredit un homme fort & long-tems & avec tous les droits que donne la raison ou la fine raillerie, sans qu’on soit réputé l’avoir offensé ; ce qui n’étoit pas encore reçu dans le monde il y a soixante ans.

Les militaires, plus susceptibles que les autres classes, souffrent eux-mêmes la contradiction. Ils n’en sont pas moins courageux, moins prompts à repousser un affront ; mais ils savent quand ils doivent employer leur bravoure, pour réprimer la légéreté indiscrete ou punir l’insolence.

On va par-tout sans armes ; on ne porte plus l’épée du matin au soir, on entre dans les jardins publics sans cette arme inutile, on ne la met au côté que lorsqu’on s’habille.

On n’auroit pu désarmer le Parisien qu’avec beaucoup de peine ; il s’est désarmé de lui-même, parce qu’on n’a pas songé à l’y contraindre.

Les maréchaux de France connpissent bien moins d’affaires qu’autrefois, parce qu’il est reçu, quand on se bat, que le tribunal n’en soit pas importuné, & l’on augure fort mal de ceux qui se laissent prévenir par les gardes de la connétablie.

Il est de fâcheuses circonstances où l’honneur personnel force le plus doux, le plus honnête des hommes à se mesurer avec son adversaire. L’opinion publique alors juge & absout un des combattans, parce que chaque corps, chaque état a ses loix, & qu’ils pensent qu’il ne seroit pas bon d’étouffer ce sentiment légitime qui repousse l’insulte à propos, & maintient la dignité de chaque individu dans le poste où il se trouve placé. Mais ces cas deviennent très-rares aux yeux de la prudence, de la raison & de la vraie valeur.

Quant à ces Spadassins obscurs & forcenés qui, dans les garnisons vont au devant des disputes, qui les provoquent par pure bravade, qui mettent leur gloire à ferrailler, qui pensent couvrir leur mauvaise conduite en exposant leur vie & attaquant celle d’autrui, je ne vois pas, dit le docteur Swift, qu’il y ait aucun mal politique à leur permettre de s’entretuer réciproquement, & de nous débarrasser de leur personne par une méthode qu’ils ont imaginée, & que toute la sagesse des loix n’avoit jamais pu trouver.

Les édits de Louis XIV contre le duel, n’ont pu empêcher qu’une multitude d’hommes ne se soient égorgés sur le pré, sans que la haine ou la vengeance entrassent pour quelque chose dans leurs sanglans démêlés. Les paroles de quelques philosophes plaidant la cause de la raison & de l’humanité, ont obtenu de ces hommes furieux ce qu’ils avoient refusé au monarque & à ses loix solemnelles.