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Tableau de Paris/646

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CHAPITRE DCXLVI.

Questions.


Eh ! qu’est devenu le maire du palais, qui avoit la triple sur-intendance de la guerre, de la justice & des finances ? Il s’est représenté néanmoins sous la troisieme race, dans la personne de Richelieu.

Qu’est devenu le connétable, dont l’épée rivalisoit avec le sceptre ?

Où est le grand maître de la maison du roi ? On en a conservé le titre ; mais où est son gouvernement ?

Le grand trésorier a disparu aussi : les anciens feudataires de la couronne ne sont plus que des simulacres qui assistent, comme acteurs pantomimes, au couronnement de nos rois.

Il ne reste de ces anciennes charges, dont l’autorité étoit investie, que le chancelier, qui jouit encore de singulieres prérogatives. Mais un mot du souverain exile sa personne.

Le sur-intendant des finances a fini dans la personne de l’infortuné Fouquet, que ses parasites abandonnerent, & que les hommes de lettres défendirent constamment.

Le contrôleur-général des finances n’est ni ordonnateur ni comptable ; il est perpétuellement dans une singuliere situation ; car il ne peut ni braver les financiers, ni agir de concert avec eux.

C’est le ministre aujourd’hui sur lequel les peuples ont le plus les yeux ouverts, & non sans raison. Autant les opérations des autres ministres sont voilées, & pour long-tems, autant les siennes sont éclatantes. Il est jugé chaque jour ; & comme il est l’arbitre des fortunes, qu’il met perpétuellement en jeu l’espérance & la crainte, jugez de l’intérêt qu’il inspire ! Il soutient seul la confiance publique ; il l’invite à venir au-devant de ses projets ; il fait une douce violence à la bourse des sujets, quand il a su confirmer son désintéressement & son habileté.

Les autres ministres ne peuvent guere être jugés lorsqu’ils sont encore en place : toutes leurs opérations sont, pour ainsi dire, secretes ; on ne sauroit les discuter, & il faut attendre que le tems ait donné une certaine maturité à leurs travaux. Il y a même des points de vue qui embrassent un demi-siecle pour certaines opérations ministérielles, lesquelles s’étendent sur les deux mondes.

Mais en fait de finances, celui qui ne fait que passer sur la terre, & qui attend son revenu annuel, crie, parce qu’il est sensible, & qu’il faut qu’il fasse deux repas par jour.

Quand Terray nous mangeoit… Cet hémistiche de feu Voltaire est excellent, & restera. Jamais on ne vit un destructeur plus leste ; il travailla sur la nation comme s’il eût fait une opération chirurgicale. Supprimer, recréer, anéantir, prendre un quart, ure moitié, mettre de nouveaux impôts, en étendre d’anciens, fut pour lui un jeu. Avec des arrêts du conseil, il alloit, brisant les engagemens les plus solemnels. Enfin, il força une caisse étrangere, prit l’argent des rescriptions & des billets des fermes, & mit une audace inouïe dans ces violations de la foi publique.

Il eût été capable en finance d’un grand coup politique, d’où il auroit pu résulter quelque chose de grand ; mais il n’a pas su frapper ce coup important, quoiqu’il fût fort au-dessus de la crainte & du remord.

Son successeur, M. Turgot, trop entêté de ses idées, avec des lumieres & des vertus, n’avoit aucune connoissance des hommes. Une secte irréfragable, d’une dureté presque théologique, vouloit qu’il fût entiérement soumis à ses vues. Demi-économiste, pétri de bonnes intentions, voulant le bien & le cherchant, l’entêtement le mit de niveau avec l’ignorance, parce qu’il lui ôta la connoissance détaillée, & la vraie conduite de l’homme d’état proprement dit.

Avec des projets hardis qu’il ne déguisoit pas, il débuta par deux réformes absolument inutiles, au lieu de profiter de l’instant de faveur & d’enthousiasme qu’il avoit inspiré, & dont il jouissoit, pour frapper avec force & fermeté, un coup régénérateur, qui l’auroit invinciblement lié à sa place, en soumettant jusqu’à l’opinion de ses antagonistes.

Il annonçoit une métamorphose universelle, & il ne sut ni étonner ni réduire ses adversaires au silence. Connoissant peu la marche des affaires, encore moins la cour ; battu de vents contraires, il tendoit au port sur une ligne droite, mais roide & impraticable. Il crut que l’évidence de ses propres principes étoit dans tous les esprits comme dans sa tête ; & le cœur plus vertueux ne laissa que des spéculations stériles. Mais on lui doit l’idée heureuse & patriotique de mettre toutes les provinces de France en pays d’états.

On nomma à Versailles une petite tabatiere platte turgottine ou platitude ; ce qui devint synonyme. Plusieurs courtisans la porterent en poche, affectant de peser sur sa dénomination. Ces miseres-là peignent les cours & les hommes.

La mort, en enlevant M. de Clugny, donc le ministere ne dura que cinq mois, arrêta le cri public soulevé contre lui. Il paroissoit avoir en vue d’abymer tout ce qu’avoit fait son prédécesseur.

J’ai vu passer quatorze à quinze contrôleurs-généraux, & je m’amuse quelquefois à retracer dans ma mémoire le portrait de leur esprit ministériel : c’est la lanterne-magique.

Je ris tout seul, quand je songe qu’un versificateur avait hissé, dans une éminente place, un homme sur qui la France entiere a tourné ses regards ; que ce poëte, renonçant tout-à-coup aux héroïdes avec estampes ainsi qu’aux madrigaux, s’étoit mis en tête de toucher au gouvernail du vaisseau, & qu’il s’en étoit approché de très-près. Trame singuliere ! Rêverie poétique !

Le spectacle le plus curieux pour un homme désintéressé, c’est d’attendre qui, de la banque d’Angleterre ou des finances du royaume de France, criera la premiers miséricorde. La France est bien robuste, puisqu’elle a résisté à tant de remedes violens, à tant d’opérations ruineuses. La banque d’Angleterre est le plus inconcevable phénomene politique qui ait jamais existé. Elle donne à la nation une force, une énergie, un nerf qui promettent une base durable à ses singulieres destinées. Le parchemin de nos contrats sera-t-il plus fort que le papier fin des billets de banque ? C’est ce qu’on verra d’ici à cinquante ans.

La place de contrôleur-général des finances est devenue conséquemment le fardeau le plus pesant pour un administrateur. C’est en France le limonier de l’état ; toute la charrette porte sur lui ; il a besoin de toutes les lumieres. Et sous le ministere de M. de l’Averdy on vit paroître une déclaration du roi, défendant de rien écrire ni publier sur la réforme ou l’administration des finances. Il y a aussi une ordonnance du roi, qui défend de rien écrire contre la religion, sous peine de mort. Il y en a aussi une d’un siecle antérieur, qui condamne, quiconque mangera de la viande le vendredi, à avoir toutes les dents arrachées sur la place publique. Le tems, qui est aussi un législateur heureusement, fait tomber en désuétude ces loix, quoique nouvelles, parce qu’elles ont un caractere d’erreur & de barbarie, qui ne permet plus aux hommes assemblés de les mettre en exécution quelques jours après leur publication solemnelle.

Quel avantage a un peuple qui permet à tout citoyen de penser & d’écrire sur l’administration des finances ! Donne-t-il une bonne idée ; fait-il naître un réglement utile ? Il est examiné, discuté, adopté, perfectionné. Déraisonne-t-il ? On rit, & la brochure disparoît. La clarté part du centre de la nation ; elle obéit à sa propre volonté, comme le bras obéit à l’ame. Point d’ombres, de ténebres mystérieuses, refuge des esprits bornés ou incertains. Si les clameurs partiales, les exagérations, les écrits mercenaires & satyriques obscurcissent quelquefois la vérité, elle n’est aussi que le résultat du choc des opinions : alors elle sort de la profondeur des nuages, & la raison, dans tout son éclat, fait taire la populace des écrivains. D’ailleurs l’esprit national prend une consistance, a une physionomie sur laquelle on lit & dont on devine les mouvemens. Ce qui en politique devient le gage du succès.

La finance, c’est-à-dire, la machine-pressoir qui nous foule, a tant d’agens particuliers, que son apologie commence aujourd’hui à se rencontrer dans plusieurs bouches. On plaint sérieusement un traitant de ce qu’il gagne moins que ses dévanciers.

Le travail de la finance est toujours un objet curieux à examiner. Il met dans le pressoir le cultivateur, le manufacturier, le marchand, l’acheteur, le vendeur, celui qui fixe ou qui promene la marchandise ; il divise, subdivise les impositions ; il invente tous les noms possibles pour déguiser ce qui n’est que la même chose. Ensuite il imagine les affaires extraordinaires qui, comme une grêle meurtriere, ruinent & désolent un canton sans profit pour le canton voisin.

La finance enfin arrache constamment à l’autorité la plus sacrée, la plus terrible des fonctions, celle de faire les loix. Elle dresse, elle prépare des embûches, afin que la bonne foi ne manque pas d’y tomber. Quand elle tient sa proie, elle l’emporte, la soustrait aux tribunaux du prince ; & dans son antre obscur, elle est à la-fois témoin, juge, partie & bourreau ; & l’on commence à Paris à oublier tout cela, & peu s’en faut qu’on ne soit réconcilié avec les gens de finances ! Et l’on absous pleinement ce métier, en attendant qu’on l’honore ! Quel changement dans nos idées !

......quid non mortalia pectora cogit
Auri sacra fames
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