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Tableau de Paris/647

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CHAPITRE DCXLVII.

Gouvernement.


LAnglois aura dit : le roi de France jouit d’une autorité presqu’indéfinie ; il a le fer dans une main, l’or dans l’autre ; il fait ployer les corps intermédiaires avec une feuille de papier ; il est sûr que la noblesse sera à ses ordres quand il le voudra ; la magistrature lui apporte des remontrances, & se retire ; le peuple n’a aucune voix, aucune force ; il a livré ses biens & sa personne à son maître, qui de plus possede depuis cent ans sa fortune pécuniaire, & qui d’un mot peut libérer ses immenses dettes. Il a un plus grand pouvoir encore ; il défend à la pensée de paroître ; il flétrit ou ridiculise les idées qui ne lui plaisent pas ; & s’il n’y parvient pas pour toujours, il y parvient pour un certain tems. Jusqu’à la place d’académicien est de son choix ; & Louis XIV pouvoit dire à Corneille : Vous ne serez pas de l’académie.

Voilà bien des prérogatives ! Eh bien, l’Anglois se trompe, d’après les apparences. Les François, avec tout cela, ne sont pas asservis ; les mœurs s’opposent au pouvoir absolu, & le rendent modéré, civil, policé, lui ordonnent des égards & des ménagemens. La puissance du souverain fondue, pour ainsi dire, dans le caractere des ministres fréquemment déplacés, devient prudente, cisconspecte, & ne trouble point la sécurité continuelle où vit la nation. Elle a une certaine confiance en elle-même, qui éloigne les coups trop arbitraires. Les privileges de plusieurs corps ne peuvent être subitement anéantis : des barrieres antiques contre l’autorité qui deviendroit oppressive, quoique foibles & pourries, font obstacle, & le génie national, en défendant aux sujets de désobéir, ne permet pas au souverain d’abuser durement de son pouvoir.

Relativement aux lumieres dont il jouit, jamais peuple ne fut plus soumis que le peuple François ; mais c’est qu’il a calculé, pour ainsi dire, avec une raison qu’on pourroit appeller inspirée, qu’il devoit céder la moitié de sa liberté, pour jouir sûrement & agréablement de l’autre.

Le prince est législateur suprême, & possede toute l’autorité ; mais il n’ose anéantir les droits & privileges de plusieurs ordres de citoyens : il les respecte, ou ne les attaque que d’une maniere lente, adroite, détournée, qui laisse aux adversaires le tems & le pouvoir de sauver les propriétés personnelles.

En supposant le prince naturellement dur & méchant, ou abusant de sa grande puissance, bien propre néanmoins à calmer ses passions, la politique l’avertiroit de ses devoirs, & lui représenteroit les suites de ses entreprises téméraires. La satyre audacieuse & indestructible mineroit insensiblement son pouvoir dans l’esprit des peuples, il se trouveroit bientôt seul, environné de quelques courtisans pervers, qui ne rencontreroient plus leur sûreté que dans le palais, & qui trembleroient autant devant le monarque que devant le peuple.

Ce mauvais prince (& nous en sommes bien éloignés) étoufferoit, dans l’ame de ses sujets, ce courage gardien du trône ; & en détruisant cette qualité, il feroit aussi disparoître le principe de sa force. Le prince en France se trouve, comme il a dit lui-même, dans l’heureuse impuissance de frapper ces coups d’autorité, qui épouvantent la liberté des citoyens. Il est des bornes qu’il ne sauroit franchir ; & comme tout le bien général qu’on en pourroit attendre, à raison de tant d’anciens abus incorporés avec l’état, lui est interdit, un grand mal est hors de son pouvoir.

Les sujets obéissent sans opposition à ce prince tout puissant, parce qu’ils se contentent des probabilités qui sont un garant, qu’il ne passera point de son côté les limites que la raison & la politique lui prescrivent.

C’est une espece de démonstration morale qui leur ferme les yeux sur des abus qui, ne détruisant pas le gouvernement, leur semblent pardonnables, comme s’ils admettoient d’inévitables désordres dans la monarchie, & qu’ils ne voulussent pas courir à la liberté orageuse & inquiete des républiques.

Ils croient enfin, que le monarque ne peut manquer d’appercevoir sans cesse que l’intérêt des sujets n’est point séparé de l’intérêt de sa couronne, & qu’il seroit extravagant de se déclarer l’ennemi d’un peuple capable de tout endurer, hors le joug insultant & despotique.

Plusieurs individus ressentent donc par erreur le poids & le caprice de l’autorité. Les lettres de cachet, qui quelquefois volent au hasard, immolent un petit nombre de victimes ; mais le corps de la nation est à l’abri de ces actes hardis & violens ; & en ruinant ouvertement les loix, le monarque se briseroit lui-même contre l’écueil.

La confiance le soutient ; la défiance le priveroit de sa force réelle.

Ainsi parmi nous la liberté publique, vivante malgré de teriibles atteintes, s’appuie avec plus de succès encore sur les coutumes & sur les mœurs que sur les loix écrites. L’empire des mœurs, plus absolu que les loix parce qu’il est perpétuel, commande la modération à ceux qui seroient tentés de ne pas la connoître ; car les loix ne sont respectées & suivies qu’autant que le législateur a eu l’art de les enter sur les mœurs & les idées nationales. Enfin, la plume des écrivains, vigilante & protectrice des privileges que la raison a créés, les maintient, & défend aux souverains d’oser les attaquer.

Et ne voilà-t-il pas un gouvernement qui présente un vrai phénomene, puisqu’il offre une espece d’équilibre, tandis que toute la force écrasante est d’un côté, & que de l’autre il n’y a pour contre-poids que les lumieres, les mœurs & le principe inné de l’honneur ? Lorsqu’on longe à ce qui arrête le poids immense de la souveraineté, on demeure immobile de surprise, & l’on contemple avec une sorte de respect cette autre autorité tranquille & désarmée, qui contrebalanceroit les passions trop fougueuses du pouvoir.

Les mœurs d’un peuple & ses lumieres ont dicté ces loix non-écrites, parce que la base réelle des empires repose sur les coutumes & les idées. Il seroit donc impossible à nos monarques de les détruire & même de les altérer ; il faudroit qu’ils nous fissent perdre tout sentiment d’honneur, toute idée de liberté par un esclavage prompt & entier. Ils n’y songent pas, & ils auront plus tôt fait d’intéresser leurs sujets à leur haute fortune en les rendant heureux.

On dira qu’une telle monarchie est plutôt l’ouvrage du sort que de la politique. Je l’avouerai. Aussi dès que la masse de la nation renoncera aux lumieres que les écrivains lui ont données, elle marchera à l’esclavage, & ses souverains au despotisme ; car il y a un certain rapport entre l’audace du pouvoir & l’ignorance ignominieuse des peuples ; mais ceci n’est plus à craindre. Le gage d’un gouvernement modéré sera toujours la foule d’hommes instruits, & instruisant les autres.

La grande force du gouvernement extérieur est dans le génie de la nation, qui me paroît indestructible. Louis XIV le connoissoit bien, instruit par l’expérience de cinquante années de regne, lorsqu’il disoit au maréchal de Villards, en lui ordonnant de donner une bataille dont la perte pouvoit ébranler son trône : S’il vous arrive quelque malheur, vous me l’écrirez à moi seul. Je monterai à cheval, je passerai par Paris, votre lettre à la main ; je connois les François, je vous menerai deux cents mille hommes, & je m’ensevelirai avec eux sous les ruines de la monarchie.

Ce moyen sera toujours infaillible ; le monarque a dans sa main le cœur de ses sujets ; il peut les enflammer à son gré d’un enthousiasme presque inconnu chez les autres nations. Un peuple aussi chaud, aussi abandonné dans son affection, & qui a donné tant de preuves d’un zele ardent & d’un amour qui monte jusqu’à l’héroïsme, doit être ménagé ; & ce ressort incroyable sera toujours le même, tant qu’un monarque saura traiter noblement avec une nation aussi généreuse.

Il y a dans les états des prépondérances qui viennent de la place qu’ils occupent. La France, placée au centre de l’Europe, doit exciter la jalousie des empires voisins. Cette jalousie a dû la rendre guerriere, vive, vigilante quelquefois remuante, une fois victorieuse ; elle a dû donner le ton par ses habits, ses modes, son goût.

Un des plus grands avantages de la France, sont les chemins. Si elle peut y joindre les canaux, principe de vie & d’action, elle touchera au plus haut degré de splendeur. Les chemins, les canaux sont les vrais miracles du corps politique. Par-tout où coule une riviere, où s’étend un chemin, le mouvement & le travail y établissent l’industrie. L’obstruction, au politique comme au physique, donne la mort. Percez des routes nouvelles, ouvrez des issues, la vie pénétrera avec ces ouvertures ; tout s’animera, parce que dès qu’il y a lieu au mouvement, le ressort se débande & le talent éclate.

Il n’y a point de pays où l’industrie ait été plus gênée à la suite des privileges morcelés de l’ancien gouvernement féodal, & qui n’a pas fait cependant l’industrie captive. Les pensées étendues que roule tel homme dans sa tête, y meurent trop souvent, à cause des difficultés qu’il prévoit ou qu’il rencontre.

Le gouvernement de la France est monarchique, mais il ne l’est pas essentiellement tous les jours de l’année. Ce gouvernement a ses légeres oscillations ; mais bientôt il reprend son point fixe, & qui paroît devoir être durable. Sa masse assure son repos intérieur. Il n’y a point de ferment moderne capable de faire lever la pâte ; les vieux levains sont sans activité.

Mais que de questions sur ce gouvernement ! L’un dit : est-il réellement monarchique, & dans tous les temps, lorsqu’à chaque entreprise le succès dépend, pour ainsi dire, de cent capitalistes environ, qui, ayant en main toutes les richesses monnoyées, peuvent les prêter, peuvent les refuser ? Les grands moyens appartiennent à ces capitalistes. Point d’opérations majeures sans leur concours ; la puissance du roi se trouve subordonnée à leur volonté.

Ceci, malgré ses difficultés, ne change rien à la constitution. Le monarque, jouissant du trône de l’Europe le mieux affermi, le plus honoré, le plus tranquille ; environné de tous les respects, de tout l’amour de ses sujets, & de toutes les jouissances, pourroit-il être méchant ? Non ; l’idée de peser sur un sujet par caprice ou par ou par haine, ne peut pas plus entrer dans son esprit, que dans celui d’un sujet le projet insensé d’attenter à son autorité.

Or, quand un gouvernement est toujours au-dessus d’un particulier, ou d’un corps, quel qu’il soit, le gouvernement, sans être parfait, est bon, & l’ordre & la tranquillité naissent de ce premier & indispensable moteur. Le reste ne sauroit être précisément calculé.

Tout considéré, vingt-deux millions d’hommes paisibles & non asservis, jouissant de leurs privileges garantis par la main qui les gouverne, offrent, à tout prendre, une administration qui n’est pas malheureuse. Ses avantages contrebalancent une partie de ses défauts ; & la preuve en est que la nation en gros subsiste sans avoir visiblement perdu de sa force & de sa félicité, que le citoyen en général ne songe pas à quitter le sol de la patrie, & que l’étranger, contemplant les mœurs douces qui commandent des loix modérées, y est perpétuellement attiré par un charme que rien n’affoiblit.

Cette foule de petites loix, si diversement interprétées, sont encore un rempart pour les propriétés. Le caractere de la barbarie est sans doute une complication de loix contradictoires ; mais il ne faut pas confondre avec cette complication, cette multitude de loix de judicature, qui sont une suite nécessaire d’un nombre infini de possessions.

Dans un état où l’industrie est poussée loin, où chacun a & doit avoir sa maniere d’exister, ces réglemens, subdivisés d’après des principes généraux, appuyés par les divers tribunaux où chacun est cité, deviennent utiles ; & Montesquieu a très-bien observé qu’ils défendoient & protégeoient les possessions particulieres. Il faut que la législation en grand soit réduite à des principes simples & clairs. L’état des personnes, les mariages, les héritages ne sauroient être soumis à des loix trop positives : mais quant à ces débats journaliers que l’intérêt fait naître, & que le génie même ne sauroit prévoir, qui sont le fruit de toutes ces propriétés nourricieres qui se touchent & qui se croisent, ces débats multipliés prouveront la vie & la force du corps politique, en ce que chacun saura défendre ses droits contre les princes, & le prince lui-même ; ce qui établira une espece d’égalité.

Que ces petites loix soient donc mouvantes & mobiles, comme les actives passions qui les mettent en jeu. Plus le mouvement sera vif, plus l’état sera sain & deviendra robuste.