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Tableau de Paris/648

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CHAPITRE DCXLVIII.

Paillasse.


Tout théatre veut un paillasse. Point d’habile entrepreneur de spectacle, qui avant l’ouverture ne se munisse d’un paillasse. Le grand acteur figurant ne peut pas toujours être en scene ; son attitude haute est toujours un peu roide. Il pourroit à la longue faire rire, si paillasse ne venoit détourner l’attention, divertir l’assemblée, & renforcer le sérieux de son camarade. D’ailleurs dans toute piece il y a des entre-actes où personne ne paroît : paillasse vient à propos, & remplit le vide. Il représente pour les absens.

Lorsqu’à la comédie françoise le moucheur de chandelle faisoit jadis le paillasse, & qu’on crioit, il rira, il ne rira pas, & qu’ensuite on levoit la toile, le roi des rois de la Grece, le superbe Agamemnon paroissoit plus majestueux. Ces vers devenoient plus ronflans & plus sonores.

Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille ;
Viens, reconnois la voix qui frappe ton oreille.

Agamemnon conservoit sa dignité jusqu’au bout de son rôle. Peut-être nos tragédies modernes ne sont-elles sifflées que parce qu’il n’y a plus de moucheur de chandelle. Les choses les plus graves deviendroient comiques, si l’on n’avoit pas là paillasse pour plastron de la risée publique.

On en fait davantage à la foire. Le beau Léandre doit intéresser constamment : il a un bel habit, il doit jouer un rôle de sentiment ; mais enfin la gaieté publique l’environne tout comme un autre ; elle pourroit tomber sur sa personne. La piece alors iroit mal. Que font les entrepreneurs du grand spectacle ? Ils ont senti par instinct ou par réflexion qu’il falloit que quelque comédien de la troupe se chargeât journellement du rôle de paillasse, pour relever la sagesse, le sang-froid & le maintien du beau Léandre.

Quand paillasse aura tourné son chapeau comme ceci, aura coupé ses cheveux comme cela, aura fait un grand faut qu’on n’avoit point encore fait avant lui, aura mis sa tête sous les jupes d’Argentine ; or, voyez si Léandre, le grand & sérieux acteur, le chapeau sous le bras, dans tout ce qu’il dira & dans tout ce qu’il fera, n’offrira pas dès-lors la raison, la bonne grace & la dignité.

Vous savez que le paillasse fait le niais ; mais il a plus d’esprit à lui seul que tous les autres acteurs ensemble. Au milieu de ses apparentes balourdises, il persiffle camarades & spectateurs. L’entrepreneur du spectacle le choie, lui donne de bons gages ; s’il vouloit quitter sa troupe ou son rôle, il en seroit alarmé ; il a besoin de ses mines pour captiver le parterre, accoutumé à lui sourire. Il riposte avec le parterre, tandis que le beau Léandre ne s’abaisse jamais jusques-là.

Eh ! comment jouer telle piece sans paillasse ? s’écrieroit l’entrepreneur attristé. Qui fera donc rire l’assemblée ? qui communiquera avec mon public ? Il faut bien que quelqu’un communique avec lui ; car enfin… Sans paillasse, on va s’appercevoir de la roideur & de la gaucherie de mes autres acteurs. On se moquera peut-être à la fin du beau Léandre & de mademoiselle Izabelle. Mon théatre tombe, si paillasse ne paroît plus.

Si les étrangers ne comprenoient pas ce petit chapitre, ils se feroient expliquer ce qu’est un paillasse des boulevards ; & progressivement, ils trouveront dans le dictionnaire paillasse de corps-de-garde, femme qui boit de l’eau-de-vie, qui s’abandonne aux soldats, & qui n’a pas besoin de boire de l’eau-de-vie pour s’abandonner au premier venu ; mais ils n’y trouveront pas mon paillasse. Cela fait voir combien les dictionnaires sont imparfaits. Nous tâchons de nous élever de toutes nos forces au-dessus du grand vocabulaire.