Aller au contenu

Tableau de Paris/649

La bibliothèque libre.

CHAPITRE DCXLIX.

Noblesse.


Après l’entiere destruction du gouvernement féodal, le peuple n’auroit dû sentir que l’autorité d’un seul, puisqu’il avoit détruit tous les pouvoirs rivaux, & qu’il avoit aidé au roi à les détruire. Mais la noblesse s’est bientôt rassemblée autour du trône qu’elle ne pouvoit plus combattre ; elle a formé un corps séparé ; il n’a point abandonné ces maximes orgueilleuses qui lui faisoient mépriser tout ce qui ne tenoit pas à lui.

La noblesse, dans son origine, marchoit entre le roi & le peuple. Il seroit difficile aujourd’hui d’affirmer au juste ce qu’elle est dans l’état.

Les grands ont été humiliés sous le monarque ; mais ils ont conservé leur crédit, leur opulence, une foule de privileges qui pesent en détail sur la multitude. Les rois, en leur arrachant la puissance dangereuse qui leur étoit contraire, n’ont pu leur enlever qu’en partie celle qu’ils exerçoient sur les classes inférieures.

Les châteaux hérissent nos provinces, englobent une partie des grandes possessions, ont des droits abusifs de chasse, de pêche, de coupe de bois, & ces châteaux recelent encore de ces fiers gentilshommes qui se séparent réellement de l’espece humaine, qui joignent des impôts particuliers à ceux du monarque, & qui oppriment trop facilement le paysan pauvre & abattu, s’ils ont perdu le privilege de le tuer en mettant dix écus sur sa fosse.

L’autre portion de la noblesse environne le trône, les mains sans cesse ouvertes pour mendier éternellement des pensions & des places. Elle veut tout pour elle, dignités, emplois, préférences exclusives ; elle ne permet aux roturiers ni élévation ni récompense, quels que soient leur génie & les services rendus à la patrie ; elle leur défend de servir sur terre, de servir sur mer ; puis elle veut des évêchés, des abbayes, des bénéfices, &c. pour tout ce qui ne veut pas servir.

Il est vrai que ce corps répand son sang pour la défense du trône & de la patrie. Mais sous prétexte qu’il porte l’épée, son avidité est insatiable. Jaloux de tout envahir, il ne permet point à d’autres d’approcher du monarque. Après avoir obstrué toutes les avenues du trône, il aspire tout ce qui pourroit être distribué avec plus d’égalité.

Pourquoi cet orgueil insultant de la noblesse dans un état monarchique ? Qu’il y ait distinction ; soit : mais pourquoi veut-elle établir une si grande distance entr’elle & les autres citoyens ? C’est la forme du gouvernement féodal qui vient se mêler à un autre gouvernement, où il étoit dit que nous n’aurions plus qu’un maître.

La noblesse sert-elle mieux dans les armées que cette foule de soldats intrépides, qui, sortis des classes du peuple, ont tout aussi bien qu’elle l’honneur pour mobile ? Qu’a-t-elle fait de plus que tant de citoyens zélés, qu’elle appelle obscurs ? Le grenadier qui pour monter à l’assaut plante sa baïonnette dans la muraille, ne sert-il pas noblement ?

Sortons de la profession militaire, & voyons ces trophées de la noblesse dans l’église, dans la robe, dans les arts dans le commerce ; je ne lui vois pas un caractere distinctif de supériorité & de grandeur,

Depuis que l’éducation a donné aux hommes à peu près les mêmes lumieres, ils sont également propres au service de la patrie. Les lumieres ont rendu les hommes à peu près égaux : en ce que pouvant tous faire les mêmes choses, il n’y a plus lieu à une séparation outrageante, puisqu’il y a aujourd’hui beaucoup plus d’hommes que d’emplois ; ce qui étoit le contraire il y a trois cents ans.

La foiblesse & l’ignorance ont fait les nobles dans les siecles précédens, parce qu’ils avoient à eux seuls toute l’éducation du tems, l’équitation, l’adresse dans les tournois, le style de la galanterie usitée, & des connoissances conséquemment bien supérieures au vulgaire.

Aujourd’hui que la noblesse n’a ni plus de vrai courage, ni plus de vrai génie que la portion éclairée & patriotique de la nation, l’égalité revient insensiblement & de plein droit. Les services rendus au trône, à la nation, aux arts, ne doivent plus se distinguer d’après des syllabes plus ou moins longues. L’homme plus que jamais est le noble fils de ses œuvres. Les races qui n’ont pour elles qu’un orgueil stérile, doivent retomber dans la foule, jusqu’à ce qu’elles aient montré des vertus vivantes & non décédées.

Le peuple qui paie au souverain l’impôt & l’hommage, qui lui voue l’obéissance & le respect, devroit-il encore connoître le poids de cette noblesse qui lui est devenue étrangere, & qui voudroit admettre une séparation perpétuelle, injurieuse & constante, entre les sujets du même prince ; qui les frappe de son orgueil quand elle ne peut les opprimer autrement ; qui parle de ses prérogatives antiques qu’elle a perdues ; qui dit au cultivateur, tu es paysan, tu n’es rien, & qui étale la forme abusive d’un vieux gouvernement au milieu d’un gouvernement nouveau, dont l’intérêt général a voulu qu’il n’y eût plus désormais qu’un monarque & des citoyens ?

Si l’homme noble n’a été que l’ouvrage de la politique, & ses titres une juste récompense du mérite réel, cette même politique ne doit plus éloigner les uns pour admettre les autres, n’élever ceux-ci que pour abattre ceux-là, adopter des préférences éternelles ; ce qui seroit injurieux au corps de la nation, & imprudent pour le service de la patrie.

Un auteur a dit derniérement, dans un gros livre sur la noblesse, que la noblesse d’Adam étoit incontestable, & que Jésus-Christ étoit né gentilhomme. Si cet auteur est conséquent, il ne proscrira aucun enfant de la noble famille du premier pere, sur-tout si le descendant vénere ou adore le gentilhomme.

Le même auteur a imprimé ces deux phrases inconcevables : L’homme noble n’est point l’ouvrage de la politique ; il est par excellence le chef-d’œuvre de la nature. C’est dans l’homme noble que la nature a placé ses vues les plus hautes, & que toutes ses forces ont été réunies.

C’est bien ici le cas de dire qu’on trouve de tout dans les livres. Mais l’auteur devroit, pour juger lui-même son ouvrage, suivre deux cours d’accouchemens.

Et pourquoi, me dira-t-on, un cours d’accouchement ? C’est que le même écrivain a encore imprimé la phrase suivante : C’est à l’époque même de sa naissance (l’homme noble) qu’il parut s’annoncer comme un être supérieur à l’espece humaine. Les témoins de ses premiers instans le virent s’élancer avec force des entrailles d’une mere courageuse, pour tomber & bondir sur la terre qui devoit le porter. Son regard prompt, &c.